Le sergent Morazin obliqua vers la gauche, c'est-à-dire vers le sud-ouest. Rejoint par son caporal-chef, son chargeur, et une vingtaine d'hommes, il prit la bonne direction. Mêlés à des artilleurs, ils arrivèrent à l'Avre; la rivière large de 3 mètres et profonde de 1m 50 environ ne pouvait être franchie qu'en se lançant dans I'eau ; un certain nombre la traversa (Morazin le fit 3 fois, sans doute pour rendre service
à des camarades}. Ceux qui hésitèrent furent saisis par l'ennemi.
Toujours suivi de son chargeur et d'une douzaine d'hommes, Morazin entreprit alors de rejoindre la Division. Après une dizaine de jours de marche, ayant gardé leurs armes, ils nous retrouvèrent. Ils étaient passés au milieu des troupes allemandes, par Moreuil, Coullemelle (dans la Somme),
Breteuil, Crèvecoeur-le-Grand, Rotangy et Beauvais, Pontoise et Versailles.
Un tout petit groupe, dont faisait partie Joseph Pirotais, suivit à peu près la même route. Pirotais qui se tenait aux côtés de Morazin, à Rosières, avait été blessé d'une balle dans le côté. Néanmoins, avec 5 camarades, à travers les champs et les bois, tombant d'embuscade en embuscade, et les évitant heureusement chaque fois, ils atteignirent Moreuil et Coullemelle, et furent sauvés. A cet endroit, Pirotais fut conduit à l'hôpital de Beauvais, puis à Paris.
(Au groupe Morazin, se joignirent l'adjudant-chef Bochard, également de la 1° Compagnie, et le lieutenant Le Clerc de la Herverie du 10° R. A. D.)
Le Groupe Levitre
Le sergent-chef Levitre, on s'en souvient, avait essayé, avec un tout petit nombre d'hommes de contrebattre le feu de l'ennemi, à Rosières, au moyen du F. M. de Morazin. Mais ce fut en vain; le groupe se divisa pour aller en des directions différentes.
Sous les coups d'un ennemi invisible, qui semblait être dans l'usine, ou des maisons, Levitre se décrocha par bonds. Sous sa direction, les hommes marchèrent vers le sud-ouest, croyaient-ils; car Levitre pensait que les Allemands avaient franchi la Somme de Ham, et qu'ils se dirigeaient vers l'ouest.
Le groupe Levitre avançait aussi vite qu'il pouvait. Sur son chemin se trouvèrent quelques isolés qui se joignirent à lui. Bientôt ils furent une douzaine; la confiance chez eux renaissait; ils continuèrent à marcher, en évitant les routes et les crêtes. Pour mieux se dissimuler, ils descendirent dans un ravineau, près de Caix. Tout paraissait calme, en cet endroit. Mais voici que, soudain, d'un champ de blé, à 50 mètres, surgit toute une compagnie de fantassins allemands. La fuite était impossible. Cependant Bougeard, le tireur du F.M, se mit en batterie; il reçut immédiatement une rafale, et fut blessé au bras gauche. Tous étaient pris.
En un instant, ils furent désarmés et conduits à Caix où fonctionnait déjà un P. C. Bougeard fut soigné par un médecin allemand. Les prisonniers affluaient de tous les côtés : artilleurs, tirailleurs, chasseurs, fantassins. Le spectacle, écrit Levitre, était affreux; ses hommes et lui étaient atterrés.
Malgré la défaite, écrit-il, nos braves poilus conservent leur dignité et leur fierté. Quelques instants après; je m'en aperçois par le magnifique pas cadencé et l'impeccable ( tête gauche ) qu'ils exécutent à mon commandement, devant les cadavres de deux des nôtres couchés au bord de la route. Le sous officier allemand est lui-même impressionné par ce geste et nous permet d'enterrer nos deux camarades;
l'un d'eux est le caporal-chef Le Jolivel, de la C. A. 1 du 41°, recrutement de Saint-Brieuc.
Ensuite, on nous embarqua dans des camions et, quelques kilomètres plus loin, nous retrouvions les restes de la Compagnie (une cinquantaine en tout) avec les lieutenants de Saint-Sever et Primel parqués dans un champ.
Le Groupe Saint-Sever
Tandis que les sections Levitre et Rochard obliquaient vers le sud, devant la barricade de Rosières, Saint-Sever, Primel et sa 4° section avaient pu franchir cet obstacle, et se mettre en direction de Caix. Le sergent-chef Rougé, avec quelques hommes, avait rejoint le commandant de la 1° Compagnie. Ensemble ils arrivèrent près de Caix. Des auto-mitrailleuses allemandes les y attendaient; elles coupèrent
en deux la petite troupe. Alors que le sous-lieutenant Primel et une quarantaine d'hommes reussisaient à passer une fois de plus, Saint-Sever, Rougé et une dizaine de soldats se virent refouler dans Caix. Ils se cachèrent dans une maison, puis au bout d'un moment, le lieutenant de Saint-Sever demande quels étaient les volontaires pour essayer de forcer les lignes ennemies et se sauver. Le sergent-chef Rougé,
le caporal-chef Orrières, le soldat Roussel se proposèrent; les autres étaient trop épuisés. Ayant brûlé leurs papiers, nos 4 volontaires, revolver au poing traversèrent le village et s'engagèrent ainsi sur la plaine. Ils parcoururent ainsi plusieurs kilomètres; mais ils furent cernés par 18 Allemands, en liaison avec une dizaine d'autres qu'on apercevait à 300 mètres. Toute fuite était impossible. Cependant, Saint-Sever
ne voulait pas se rendre; il fallut se donner beaucoup de peine pour le persuader qu'il n'y avait plus rien d'autre à faire. Il accepta enfin. Le petit groupe était prisonnier.
Les Allemands le conduisirent à quelque distance en arrière. Nous campons dans une prairie, écrit Rougé, et je vois arriver le sous-lieutenant Primel qui me dit que sa section a été faite prisonnière, et que lui seul est emmené avec nous. Or, ce qui est drôle: aucun homme de cette section n'a jusqu'ici donné de ses nouvelles.
L'explication est fort simple: tous les soldats qui accompagnaient Primel ont été fusillés par l'ennemi; trois seulement ont échappé au massacre. Je raconterait dans un autre récit cette affreuse tuerie.
Il faut cependant ajouter ici un renseignement qui m'est fourni par l'adjudant-chef Rochard, de la 3° section: plusieurs de ceux qui, d'abord, étaient avec-lui furent pris du côté de Caix, et d'autres dans la plaine avoisinante; l'adjudant Héry (2° section), le sergent Drouiou, le caporal-chef Bodin sont de ce nombre, ainsi que le soldat Joubert, de la 3° section . . .
Le brave lieutenant de Saint-Sever est mort en captivité, dans un camp en Allemagne, le 30 janvier 1941. C'était un excellent officier, d'une rare valeur morale. Resté très affaibli à la suite d'un accident grave, qui l'avait tenu éloigné du Régiment, il n'avait eu de cesse d'y revenir; après de multiples instances, son désir avait été exaucé. Il était de ceux qui font honneur à l'armée.