Fresnes est sans doute le plus pittoresque des villages où nous avons livré bataille, et l'un des plus charmants de cette zone. L'église domine, à l'ouest, la dépression profonde de 10 mètres, formée par les carrières. Elle était la plus jolie de toutes celles qui, dans les années d'après-guerre, ont été construites dans la Somme. Faite de belle pierre (ce qui est exceptionnel dans la région), elle comportait une seule
nef, de style roman, terminée par un beau sanctuaire en cul-de-four. La flèche s'élevait à gauche de la façade; à droite, séparée du porche, on remarque une élégante lanterne des morts. Cette église est presque entièrement détruite; le mur du côté nord est écroulé; la voûte est tombée. La flèche, percée par les obus; monte encore, comme une pointe de dentelle, au-dessus de la vaIlée. Les oiseaux, les
pigeons, comme dans toutes les églises de notre secteur, ont pris possession des ruines. Quand on y pénètre, on entend un bruissement d'ailes qui fuient.
A droite,en direction de Villers-Carbonnel, et au sud en direction de Marchelepot, c'est la plaine.
A gauche, vers l'ouest, le terrain monte en pente douce vers Berny. Deux chemins, bien encaissés, par endroits bordés d'arbres et de buissons, descendent de ce village et fournissent un cheminement qui permet une approche dissimulée et facile.
Des boqueteaux parsèment la plaine, autour de Fresnes. Il faut citer notamment, au nord et à l'est du cimetière, à 400 mètres des dernières demeures, le bois du Crapaud et le bois des Cliquets.
En direction de la route d'Amiens, distante d'un kilomètre, la batterie du lieutenant Durosoy, du 10° R. A. D.
avait un bon champ de tir. Quand je visitai Fresnes, au début de juillet 41, il y avait relativement peu de destructions, en dehors de l'église et de la ferme du château. Les maisons alentour portaient surtout
la marque des balles et des obus.
Tel est le cadre dans lequel se déroule l'action des 1° et 2° Bataillons du 22° Étranger.
A 4 heures du matin, un tir violent de l'artillerie allemande pilonne toutes ses positions, particulièrement les
boqueteaux et les maisons. Le poste de secours est bombardé sans arrêt; c'était aussi le P. C. du Bataillon; sur la maison où se tient le P. Le Pape et ses alentours tombe une vingtaine d'obus. Ce tir intense dure jusqu'à 11 heures; il continue ensuite, mais avec des pauses, jusqu'à 17 heures, pour reprendre avec plus d'intensité jusqu'à 19 heures.
Notre artillerie réagit pendant quelque temps sur les pièces allemandes; mais plusieurs batteries sont réduites au silence, peu d'heures après, par les chars.
A 5 heures, il y a deux blessés graves à la 2° section de la batterie Durosoy; le lieutenant Artigaux et le servant Bedfert. Cette section était en position dans une ferme, au nord-est à la lisière de Fresnes. Déjà une vingtaine de chevaux étaient tués ou blessés. Le soir, il n'en restera plus.
Dans le bas-fond de Berny, la section de la C. A. 1 voit ses 4 mitrailleuses démolies; néanmoins, le lieutenant Janel, avec sa première Compagnie, y tiendra toute la journée et ne se repliera que le soir, à 22 heures, ramenant 20 hommes.
Un peu au nord de Fresnes, à 400 ou 500 mètres, dans le bois du Crapaud, Un groupe demeure ferme; il est composé d'une petite section de fantassins et d'une section de mitrailleuses.
Sur tout le front du 22°, l'infanterie ennemie se porte à l'attaque. Par Berny, elle s'infiltre sur les arrières de la 1° Compagnie, qui résiste, mais perd beaucoup de monde.
Les Allemands font malheureusement des prisonniers, puisque dans l'après-midi, à 16 h 30, le médecin lieutenant Villey en verra passer une colonne, avec deux officiers, dans Berny. Ceux-là peut-être auxquels fait allusion le capitaine de chars Freiherr Von Jungenfeld, quand il note dans son livre: « Ainsi combattaient les chars » qu'entre 12 heures et 16 h 30 sa Compagnie capture 120 prisonniers
d'un Régiment Etranger.
Vers 7 heures, la fusillade est vive à Fresnes; nos F. M. et nos mitrailleuses répondent aux armes automatiques de l'ennemi.
Vers 8 heures, le capitaine Lenhard, blessé, est apporté au poste de secours. Les brancardiers partis pour ramener le lieutenant Jacquet du bois du Crapaud reviennent et annoncent qu'il est mort.
Un obus tombe sur l'église, dont le clocher est déjà criblé par les projectiles. Le lieutenant Parent, du 10° R. A. D., observateur du 1er groupe, y est très grièvement blessé. Les hommes qui le conduisent au poste de secours essuient les coups de feu d'un char allemand caché derrière un buisson; l'artilleur Hervé est blessé au bras.
Vers 9 heures, les secrétaires et agents de transmission sont armés et envoyés sur une position, en avant du point d'appui. Les lignes téléphoniques ont été coupées dès le début de l'action; on ne peut les remettre en état.
Le commandant Volhokoff et son adjoint, le capitaine Guey, sortis pour aller encourager les combattants,
doivent revenir, car à tout instant les agents de liaison viennent demander des ordres pour les chefs de section.
Dans le village même de Fresnes, le 1° Bataillon n'a plus qu'une mitrailleuse; une bombe d'avion l'écrase. Un char d'assaut arrive jusqu'au P. C. du Bataillon; il s'éloigne d'ailleurs tout de suite.
Autour du bois du Crapaud, après un pilonnage par l'artillerie, l'ennemi avance, gagne un peu de terrain. La section de mitrailleuses est anéantie; sur les 4 pièces, il n'en subsiste plus qu'une seule. On l'installe dans un solide abri allemand de l'autre guerre, qu'un séminariste-soldat prévoyant avait renforcé de rondins. Vers 10 heures, il n'y a plus dans le bois que 10 ou 12 hommes avec les lieutenants Cléry et AndraI. Ceux-ci mettent en place les hommes munis de grenades, en leur donnant l'ordre formel de ne
les lancer qu'au moment où l'ennemi sera à une quinzaine de mètres, car il ne faut user qu'avec grande parcimonie des munitions. Les officiers utilisent la mitrailleuse, l'un comme tireur, l'autre comme servant.
Les Allemands progressent, et, croyant toute résistance annihilée, s'approchent en riant. Mais ils sont accueillis par les grenades des voltigeurs, et les balles de la mitrailleuse. Ils se retirent, laissant
de nombreux morts sur le terrain. Pour réduire le petit groupe du 22°, les 105 arrosent le bois. Le lieutenant Cléry est tué; des soldats sont blessés; la mitrailleuse est détruite. Le lieutenant Andral, avec 2 ou 3 survivants, revient dans le village, pour coopérer à la défense et empêcher l'ennemi de pousser sur le 2° Bataillon, dans Mazancourt, en arrière du 1°.
Les blessés affluent au poste de secours du 1° Bataillon, et les brancardiers, malgré la violence du bombardement, accomplissent sans se lasser leur mission. Deux lieutenants blessés arrivent.
Le premier étage de la maison, dans les caves de laquelle est établi le poste de secours, est atteint par un obus incendiaire.
Un commencement d'incendie se déclare; lés brancardiers parviennent à le maîtriser.
Un second poste de secours avait été installé dans les caves de l'école, à 300 mètres environ sur la gauche du point d'appui. Le médecin-auxiliaire Blanc, qui en a la charge, signale la situation critique. de son poste. Le tir de l'artillerie, concentré à ce moment sur l'église toute proche, avait démoli une partie de l'école. Le médecin-lieutenant Ameur donne l'ordre à Blanc d'évacuer les blessés sur le poste principal,
et de se joindre à lui, après avoir averti les sections du changement.
Les agents de liaison ne font que courir du P. C. vers l'avant. Des chenillettes transportent des munitions aux carrières, en dépit des fréquents bombardements par avions. L'un des conducteurs est blessé.
Vers 12 heures, toutes les munitions en réserve dans les camions sont distribuées; la fusillade diminue d'intensité; mais il y a toujours de violents tirs d'artillerie et de minenwerfer.
L'ennemi se sert surtout de fusants, plus que de percutants. Les arbres des boqueteaux sont criblés de leurs éclats. Presque tous les chevaux sont maintenant tués. Vers 14 heures, de nouveau l'infanterie allemande avance dans les blés et la luzerne haute, de sorte qu'il n'est pas facile de suivre sa progression.
A 15 heures, la 1° section de 75 du lieutenant Durosoy entre en scène avec efficacité. Placé à Fresnes avec une mission antichars, cet officier va faire pendant deux jours un magnifique travail. Il a si bien disposé les deux pièces de la 1° section derrière le mur du verger, au nord-est du château, face à la plaine et aux boqueteaux, que les Allemands ne purent les repérer qu'à la fin pour les bombarder
avec un minenwerfer.
Durosoy a noté les faits d'une manière très précise.
Du haut du mur où il se tient en observation, il voit à 15 heures l'ennemi s'infiltrer dans le bois du Crapaud.
C'est le moment où, le lieutenant Cléry ayant été tué et la dernière mitrailleuse ayant été écrasée, le lieutenant Andral ramène les survivants. Les nôtres n'étant plus dans Je bois, les canons de 75 peuvent le prendre comme objectif, d'un tir de plein fouet. Durosoy fait demander au chef de bataillon Volhokoff s'il doit agir. On lui donne toute liberté. Il charge ses pièces d'obus à balles; une dizaine d'Allemands
se lèvent et se replient sur le chemin creux qui conduit à Horgny. Jusqu'alors l'ennemi ne s'était guère montré.
J'ai dit. Pourquoi. Durosoy avec ses obus poursuit les Allemands jusqu'à la ferme d'Horgny (2000 mètres) et balaie tout le ravin qui servait de cheminement.
Entre temps, l'ennemi essaie de pousser en avant un petit engin blindé, et une pièce de 105 hippomobile, par le chemin de terre qui relie Fresnes à la route d'Amiens.
Durosoy ne tire qu'un seul obus; l'attelage s'effondre; les chevaux sont décapités; le canon est renversé, une roue brisée; 4 morts sont étendus à côté de la pièce. En passant le lendemain avec le P. Le Pape, Durosoy peut voir les résultats de son tir. Si le 105 avait pu se mettre en position, c'en eût été fait de toute résistance. Fresnes eût été intenable.
Vers 16 heures, Durosoy signale une progression de l'ennemi. Un fort groupe, se dissimulant dans les luzernes, avance à 1500 mètres. Les canons ouvrent le feu; les mitrailleuses entrent en action; les Allemands refluent vers la grande route.
Dès qu'il aperçoit un groupe, Durosoy tire; mais toujours un seul obus, car malheureusement les munitions sont comptées. Ses hommes sont admirables et pleins d'ardeur.
A ce moment à la 2° section (qui ne dispose plus que d'une pièce), deux artilleurs sont tués: le maréchal des logis Ogier et le canonnier Fontenand. Plusieurs autres sont blessés.
Des brancardiers du groupe de Santé divisionnaire sont grièvement atteints, en allant relever des camarades.
Les mitrailleuses en position devant le point d'appui continuent d'envoyer leurs rafales.
Maintenant l'ennemi n'insiste plus.
Le lieutenant Durosoy va prendre liaison avec le commandant Volhokoff (1° Bataillon) et le commandant Carré (2°). Ils n'ont plus de communication avec personne; on manque de munitions, de vivres et d'eau.
Durosoy envoie le cycliste Leroux à Marchelepot pour essayer de rétablir une liaison. Celui-ci poursuivi par un sidecar allemand doit revenir sans avoir pu remplir sa mission.
Vers 18 heures, on ramasse les munitions des morts et des blessés; on garnit des bandes de mitrailleuses; mais on manque de chargeurs pour les F. M. et de cartouches pour les fusils.
A la tombée de la nuit, un avion français survole le terrain au sud-ouest de Fresnes; il est accueilli par des balles traceuses d'une cinquantaine de chars répartis sur 3 ou 4 kilomètres. Tout le monde peut comprendre que le 22° est encerclé.
A 22 heures, le lieutenant Janel, qui a tenu pendant toute la journée sur la hauteur, en avant des carrières, se replie avec ses 20 hommes de la 1° Compagnie, et 1 F. M.; 4 fantassins sont tués au bas de Fresnes, et 4 autres blessés.
Avant la tombée de la nuit, le P. Le Pape avait vu passer, au sud de Marchelepot, le long de la voie ferrée (entre ce village et Chaulnes) une colonne de prisonniers. Ce renseignement est confirmé par le capitaine Freiherr Von Jugenfeld (So Kampften Panzer!)
(19 heures... Aux environs d'Omiécourt, 1000 hommes se sont rendus sans opposer grande résistance; aux environs d'Ablaincourt 1200 en ont fait autant.)
Les prisonniers d'Omiécourt appartenaient évidemment à la 29° Division; les fantassins d'Ablaincourt à la 19°. . .