8 Juin 1940
Tous les hommes sont tombés, harassés, dans les granges ou même sur le bord des routes. Une partie des habitants était encore là lors de notre arrivée, mais tous s'en vont dans la nuit. Nous nous croyons tous en sécurité. Et puis la fatigue est tellement grande. . . Il n'y aura pas grande surveillance cette nuit là au 41ème.
Le soleil s'est levé à nouveau dans un ciel sans nuages, Matinée splendide. Des avions sillonnent le ciel. Dans nos villages situés sur de petites routes, tout semble calme. On entend bien gronder le canon, mais cela semble loin. Quelle détente après ces jours de combat. Plus d'obus à tomber. Non, le calme, le calme. . . Nous attendons les ordres.
Nous ne savons pas grand chose sur la 7ème D. I N. A. que nous avons laissée la veille sur I'Avre et qui doit nous couvrir. On parle de bataille à Roye, et en effet, à la lin de la matinée, le bruit du canon s'amplifie et semble se rapprocher. A plusieurs reprises des groupes d'avions nous survolent, mais nous sommes bien camouflés.
Vers 14h30, grande agitation à Quinguempoix. Le bruit court que des éléments ennemis seraient proches. En effet, des colonnes d artillerie viennent de passer, venant de la route nationale Amiens-Paris. Les artilleurs ont aperçu plusieurs autos-mitrailleuses allemandes, mais nous restons sceptiques devant ces gens affolés et nous les envoyons se faire pendre ailleurs. 15h30. Des voitures hippomobiles du train qui viennent de passer il y a 20 minutes vers la route nationale reviennent
au galop et leurs conducteurs disent aussi avoir aperçu des engins blindés allemands se dirigeant vers Saint-Just-en-Chaussée. Certains affirment même avoir vu des motocyclistes, mais ils ne sont pas d'accord sur le nombre des engins qui varierait entre 7 et 100. Aussitôt les motocyclistes du régiment partent avertir les différents éléments du 41ème de se tenir en éveil et de renforcer au maximum la défense antichars.
A 16 heures, les éléments du régiment qui occupent Ansauvillers, non loin de la route nationale, signalent avoir aperçu quelques autos-mitrailleuses circulant au loin. A 16h30 parvient un ordre de le division prescrivant au régiment de se porter le soir même légèrement en arrière pour tenir ure position défensive intermédiaire à Erquinvillers et Lieuvillers.
P. C. R. I à la ferme de la Folie, au Sud-Est de Saint-Just, Un bouchon solide sera installé sur la route nationale Amiens-Paris, au carrefour de la route de Valescourt (1 kilomètre au Sud de Saint-Just-en-Chaussée). Le départ aura lieu à 20 heures. Itinéraire: Brunvillers, Ravenel, Angivillers. Les bataillons envoient aussitôt des reconnaissances. A 17 heures, le lieutenant Magnan quitte le P. C. R. I.
avec trois officiers pour reconnaître la ferme de la Folie et l'emplacement prévu pour le bouchon. A 17h10, une auto-mitrailleuse est signalée embusquée dans un bois entre Ansauvillers et Quinquempoix.
Depuis 16 heures environ des éléments en désordre se replient venant du nord et du Nord-Est. A 17h30, le sous-lieutenant Simonneaux, commandant le point d'appui d'Ansauvillers, fait savoir qu'il est attaqué par plusieurs autos-mitrailleuses et chars légers. Les soldats en désordre continuent à passer.
Un petit groupe d'artilleurs interrogé déclare tenir depuis 7 heures du matin sous les bombes, les balles et les obus, et ne plus pouvoir résister (fort accent du Midi) , même l'infanterie doit se replier, alors. . . 18 heures. Cette fois ce sont des troupes en ordre qui passent, se dirigent vers le Sud. Nous apprenons que la 47ème D. I qui se battait sur l'Avre depuis la veille a perdu Roye et s'est repliée sur une ligne Montdidier-Lassigny. Mais les troupes qui se replient, venant du Nord-Ouest, n'appartiennent pas à cette division.
Nous apprendrons plus tard qu'elles appartenaient à la 10ème Armée qui défendait Amiens.
18h15. Le capitaine Dunand et le sous-lieutenant Vaillant du 3ème bataillon arrivent au P. C. R. I. et font savoir que, se portant en reconnaissance sur Saint-Just-en-Chaussée, ils ont trouvé la ville occupée par les Allemands. Abandonnant leur auto, ils ont pu s'esquivé à travers champs, profitant de l'occupation que donnait à l'ennemi la capture d'une longue colonne hippomobile. Nous apprendrons plus tard que quelques batteries restant du 10ème R. A. D., notre artillerie divisionnaire, ont dû se
frayer un passage à coups de canon dans Saint-Just-en-Chaussée, à la fin de l'après-midi, pour aller occuper leurs positions.
18h30. Le sous-lieutenant Simonneaux, qui commande les éléments d'Ansauvillers, composés de la section de mitrailleuses de 20 mm et de la section de l'adjudant Le Moal de la 9ème compagnie, fait savoir que l'attaque commence à devenir sérieuse. Plusieurs engins blindés ont attaqué le village, mais les défenseurs font merveille; déjà les mitrailleuses de 20 mm ont détruit deux chars légers et les hommes de la section Le Moal se multiplient.
A 20 heures le 41ème R. I. se met en marche pour aller occuper ses nouvelles positions. Chaque bataillon part isolément suivant l'itinéraire fixé: compagnies régimentaires, 2ème bataillon, les sections restantes et le P. C. du 3ème bataillon. Le sous-lieutenant Simonneaux pourra rejoindre plus tard avec quelques hommes, mais ses pièces et les trois quarts de son effectif sont restés à Ansauvillers, tués ou blessés. Sa défense héroïque permet au régiment et à beaucoup d'autres éléments de se retirer sans difficultés. Quatre engins blindés ennemis détruits et deux autres immobilisés, tel a été le résultat obtenu en quelques heures.
Le régiment entrainant avec lui une colonne d'artillerie qui tournoyait, affolée, rejoint à la sortie de Maignelay la route descendant vers le Sud, vers Ravenel. Il y trouve une cohue indescriptible, un enchevêtrement d'infanterie, d'artillerie légère et lourde, de cavalerie, des voitures, des autos, des camions et des canons de tous calibres, des motos, des cyclistes, des civils en charrette, à pied, poussant des brouettes, des voitures d'enfants, même des tracteurs agricoles. Une pagaille inouie, invraisemblable. Et tout ce flot fondu en plusieurs colonnes dans la nuit, la poussière et au milieu d'embouteillages continuels. Les fantassins s'intègrent dans cette masse d'hommes, de chevaux et de véhicules de toutes sortes, marche pénible, toujours menacés d'être écrasés, isolés ou coupés du gros de l'unité. Et dans la nuit, à droite, vers le Sud, les fusées blanches jalonnent, vers la grande route
voisine, l'avance allemande.
Partis en avant pour reconnaitre les positions à occuper, le commandant Pigeon et le lieutenant Lucas arrivent aux abords de Lieuvillers, Plusieurs maisons flambent, éclairant la nuit devenue fort sombre.
Plus loin Erquinvillers, autre village que doit occuper le 41ème, flamboie aussi des lueurs de l'incendie. Le lieutenant Austruy, officier mécanicien du régiment, a été reçu à Lieuvillers par des coups de feu;
le village est manifestement occupé par l'ennemi. Revenus à Angivillers, le commandant Pigeon et le lieutenant Lucas trouvent par miracle un officier de l'état-major du corps d'Armée, porteur de nouveaux
ordres pour la 19ème D. I. et en particulier pour le 41ème R. I. qu'il recherchait dans la nuit. Ces ordres sont courts et nets. L'ennemi occupe Clermont depuis 19 heures. Ordre est donné à tous les éléments de la 19ème D. I. comme à tous ceux du corps d'Armée de se replier aussi vite que possible en direction du Sud-Est pour atteindre l'Oise qu'ils franchiront à Pont-Sainte-Maxence. Tous les éléments qui n'auront pas franchi la rivière le 9 juin à 16 heures seront considérés comme perdus, car il n'est pas prévu que la résistance puisse être prolongée au-delà de ce délai. La 7ème D. I. N. A. aura une mission retardatrice.
Pénible nouvelle, L'ennemi est donc depuis quelques heures déjà à 15 kilomètres au Sud d'Angivillers. Il va falloir demander un nouvel effort à des hommes harassés de fatigue et abrutis par le manque de
sommeil. Plus de 35 kilomètres vont s'ajouter aux 15 kilomètres déjà faits depuis Gannes, Sains ou Quinquempoix, 50 kilomètres à ajouter aux 60 kilomètres de la veille. Et pourtant il le faut. Après avoir échappé providentiellement à l'encerclement dans la Somme, il faut atteindre l'Oise, C'est une nécessité vitale. Et, dans la nuit, nous transmettons les nouveaux ordres aux éléments du corps d'armée, qui arrivent, emmêlés, venant de Ravenel, Plus tard nous apprendrons que l'ennemi qui
nous déborde à gauche venait de la région d'Amiens où la poussée allemande avait scindé en deux la 10ème Armée, celle-ci descendant vers le Sud-Est venait couper le chemin de repli de notre corps d'armée qui se dirigeait vers le Sud-Ouest tout en contenant l'avance allemande sur son propre front.
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