7 Juin 1940
1h30 Brusquement surgit dans la cave servant de P. C. R. I. à Vermandovillers le lieutenant de Vailly, officier de l'état-major de la division. Comment a-t-il pu venir jusque-là ? Que vient-il faire ? Parti
à 20 heures du P. C. D. I., il a marché à travers champs, accompagné par le sergent Fontaine, agent de liaison du 41ème auprès de la division. Ils ont rampé pour éviter les colonnes ennemies et ont traversé à la faveur de la nuit 15 kilomètres de terrain occupé par les Allemands. Il tend au colonel Loichot un ordre écrit venant du 1er corps d'armée. C'est l'ordre de repli immédiat derrière I'Avre. Une vive discussion s'élève alors. Le colonel déclare ne pouvoir exécuter cet ordre. Comment, en
effet, avec des hommes épuisés par les combats, et pour la plupart au contact immédiat de l'ennemi qui surveille tous nos mouvements, se replier à 30 kilomètres en arrière de nos positions après avoir traversé, en parti de jour, un terrain occupé par l'ennemi sur une profondeur de 15 kilomètres ? Au premier abord, cela semble en effet impossible, mais l'ordre est là, formel, et le lieutenant de Vallly déclare que s'il est venu dans de pareilles conditions c'est que cet ordre était considéré comme très important. La division savait parfaitement que si cet ordre avait été passé par T. S. F. au R. I. il n'aurait pas été exécuté. C'est qu'en effet les instructions du général Weygand, du général commandant le 1er corps d'armée et celui du général commandant la 19ème D. I. sont formels : << Vous devez tenir sur place sans esprit de recul », et le 41ème a déjà prouvé qu'il avait compris et intégralement exécuté cet ordre.
Aucune idée de repli n'est encore venue à l'esprit de quiconque. Abandonner un terrain que l'on a conquis par ses efforts et ses combats, abandonner un terrain que, depuis 48 heures, on défend et conserve victorieusement, malgré les violentes attaques et les bombardements incessants, abandonner le résultat de tant d'efforts, le prix de tant de morts et de souffrances, cela semble dur. Mais le lieutenant de Vailly le répète, il ne peut plus être question de nous dégager, les moyens
nécessaires n existent pas, au contraire, 1er corps d'armée a besoin de récupérer toutes les unités qui subsistent encore pour défendre sa 2ème position, en exécution des ordres de la VIl ème Armée.
Il faut faire vite. Malheureusement, l'ordre de repli parti à 19 heures du corps d'armée n'a pu nous parvenir qu'à 1h30, et le jour va venir dès 4 heures. II faudra donc effectuer la plus grande partie du trajet en plein jour. Déjà depuis plusieurs heures le G. R. D. I. et la C. H. R., qui occupaient Lihons, se sont repliés vers Rosières et Caix.
Déjà depuis minuit Ia 7ème D. I. N, A. a commercé son repli vers le Sud. Déjà, depuis 23h30 les pièces restantes de l'artillerie d'appui du 41ème sont parties. Le colonel, la rage au coeur, rédige son ordre de repli :
<< Tous les éléments du 41ème R. I. décrocheront dans les meilleures conditions possibles et se porteront par bataillons sur Davenescourt par l'itinéraire Vauvillers, Caix, Beaufort, Davenescourt. » L'ordre est transmis aussitôt par motocycliste à Herleville et Soyécourt, et le lieutenant Lucas est envoyé à Foucaucourt pour exposer au capitaine Giovannini la nécessité de ce repli. Partout l'arrivée de cet ordre soulève des protestations, mais il est écrit, formel. . . Trois chenillettes montent
de Vermandovillers à Foucaucourt pour ramener les canons de 25 et les mitrailleuses. Quant à Fay, sans communications possibles avec le reste du R. I., on lui passe par T. S. F. en clair : « Rejoignez Jan immédiatement. » Mais cet ordre ne dut jamais être reçu.
L'aube paraît déjà. Le matériel au complet est replié et chargé en ordre et en silence, Que de difficultés en perspective: les avions qui vont repérer nos colonnes, les éléments ennemis qu'il faudra traverser, les blindés qui vont tomber sur nos unités marchant en rase campagne. . .
La garnison de Vermandovillers part bientôt dans l'ordre suivant: en tête motos et side-cars avec leurs fusils mitrailleurs, 2 chenillettes avec des F. M., les autos de liaison, puis la B. D. A. C. (batterie divisionnaire antichars) à traction hippo, une section du génie, la compagnie de commandement. Enfin, fermant la marche, Ia 7ème compagnie.
Le départ a eu lieu à 3 heures. La colonne passe à Lihons, où l'a précédée le sous-lieutenant Bertrand, parti en éclaireur en moto. Le village que la C. H. R. et le G. R. D ont déjà quitté depuis plusieurs heures a été durement touché. Puis la colonne arrive au gros bourg de Rosières-en-Santerre sans avoir rencontré de difficultés. Le jour s'est levé.
Rosières offre une vision inoubliable : la plupart des maisons ont été rasées ou soufflées par un terrible bombardement; ce n'est partout que décombres, ruines, incendies, entonnoirs formidables. Sur une barricade, deux autos-mitrailleuses allemandes gisent, renversées. Au centre du village, la colonne s'est arrêtée : la route est entièrement coupée par de larges entonnoirs. On revient sur ses pas. Un officier, rentrant dans une cour, a aperçu une auto-mitrailleuse. Deux soldats ont aperçu près de là des Allemands endormis sous un hangar et ne les ont pas réveillés. La ville est rapidement contournée. A la sortie on rencontre de longs convois de notre artillerie. Caix est atteint entre 4 h30 et 5 heures. Le canon commence à gronder vers l'Est. Le lieutenant Lucas part en avant à Davenescourt chercher un point de ralliement pour le régiment. Il y trouve le capitaine Soula, de la D. I., qui apprend avec
joie le décrochage du 41ème. Mais le danger est loin d'être écarté. II fait maintenant grand jour. Une trentaine d'avions passent et bombardent violemment Montdidier, à quelques kilomètres de là. Les Allemands, venant de Roye, longent l'Àvre qu'ils n'ont pu encore franchir et s'approchent rapidement de Davenescourt. Il faut que tous les éléments qui sont encore au Nord de cette rivière accélèrent l'allure et la passent au plus vite. Vers 7 heures, la garnison de Vermandovillers, ayant couvert ses 35 kilomètres, franchit le pont et s'abrite à deux kilomètres de Davenescourt, dans les bois, au Sud de la rivière.
Le 2ème bataillon a quitté Herleville vers 3h15. Il a décroché sans difficultés, aucun de ses éléments n'étant plus au contact immédiat de l'ennemi. Par la route directe, il atteint Rosières qu'il franchit rapidement par le Nord, quelques instants après le passage de la 7ème compagnie.
Sur la route maintenant ensoleillée, il chemine péniblement. mélangé aux troupes de Ia 7ème D. I. N. A. Vers 8 heures, le 2ème bataillon en entier franchit I'Avre et rejoint les éléments du 41ème à couvert dans les bois, tandis que continuent de descendre, pêle-mêle les tirailleurs de la 7ème D. I. N. À. et les convois d'artillerie des 10ème et 210ème. A deux autres reprises de fortes escadrilles ennemies survolent Davenescourt et vont déverser leurs bombes sur Montdidier.
Le 3ème bataillon devait avoir plus de difficultés. Lorsque à 2h30 il reçoit l'ordre de repli, la 10ème compagnie qui défend Fay est toujours complètement encerclée et isolée. A 23 heures, le 6 juin, Fay passait toujours par E. R. 17 ses indicatifs. La 9ème compagnie rassemble sans peine et en silence ses éléments à la sortie Sud du village de Soyécourt, laissant un mince rideau d'éclaireurs. Par contre, le capitaine Fauchon rend compte que sa compagnie, la 11ème, est au contact rapproché avec
l'ennemi débouchant du bois du Satyre et qu'il aura quelque peine à décrocher. A 3h15, tout est prêt.
On attend toujours la 11ème compagnie. Le commandant Jan fait partir la 9ème compagnie avec une S M., la section de commandement et le train hippomobile, et renouvelle au capitaine Fauchon l'ordre écrit de se replier immédiatement, mais celui-ci craint, en agissant ainsi, d'attirer les éléments ennemis vers le reste du 3ème bataillon en marche et lait savoir qu'ii décrochera dès qu'il le pourra sans risque, vraisemblablement d'ici une demi-heure ou trois quarts d'heure. Pendant ce temps la colonne marche rapidement dans le jour naissant, traverse Vermandovillers, puis, évitant Lihons, se dirige vers
Herleville en traversant la plaine jonchée de cadavres allemands et de matériel, restes des combats du 5 juin. Le commandant Jan suit sa colonne à bicyclette, avec sa liaison. A plusieurs reprises, mais en vain, il attend Ia 11ème compagnie. Entre Herleville et Rosières, dans le ciel clair, l'avion de reconnaissance habituel nous survole. Au loin, vers Chauhes, à travers champs, on voit évoluer deux autos-mitrailleuses allemandes. En traversant Rosières, des hommes en quête de « pinard »
entrent dans un bistrot encore debout et tombent sur des Allemands qui dorment sur la paille. Dans une autre maison, même spectacle, même surprise. Même surprise encore chez des canonniers du
1er R. À. D. Tous se sont retirés sans bruit, on le devine. . . Le 3ème batailion traverse Rosières en ruines et pousse rapidement vers Caix, tandis que le commandant Jan attend toujours à l'entrée Nord du village l'arrivée de la 11ème compagnie. Un cycliste est envoyé au-devant d'elle, mais soudain des coups de feu éclatent à l'Est et au Nord-Est de Rosières. Les balles commencent à siffler. Le commandant Jan doit rejoindre son unité qui, avançant rapidement, atteint Davenescourt vers 8h45.
Le 1er bataillon alerté vers 2h15 réussit à décrocher ses unités rapidement et sans bruit. Seuls 4 hommes du groupe Béthuel, enfermés dans leur cave ne pourront décrocher et seront pris par les Allemands vers 11 heures. Au poste de secours on doit laisser de très nombreux blessés avec un infirmier et des brancardiers, car il n'existe aucun moyen de les transporter. L'ordre de repli a surpris tout le monde. Après l'excellent résultat des combats des deux jours précédents tous se croient
vainqueurs et aucun, même parmi les officiers, ne sait que, débordé à sa droite depuis 48 heures, le régiment est coupé de ses arrières depuis 24 heures. On en conclut que quelque chose d'anormal s'est passé, mais le moral reste bon. Le bataillon quitte Foucaucourt à partir de 3h45, en formations largement échelonnées dans l'ordre 1er 2ème et 3ème compagnie. Les 4 canons de 25 et les munitions sont emmenés par les chenillettes de Ia C. R. E., envoyées de Vermandovillers pour remédier aux attelages absents. L'itinéraire fixé par le capitaine Giovannini est Lihons, Rosières, Caix et Davenescourt. Le bataillon, en une longue et mince colonne, s'avance à travers champs vers Lihons. Il fait déjà jour. Un avion d'observation survole la colonne. En passant près d'une ferme isolée, des hommes y trouvent un soldat allemand qu'ils font prisonnier.
Lihons est atteint sans encombre. Le bataillon est étendu sur 2 kilomètres environ, La 1ère compagnie est en tête, dans l'ordre suivant : 1ère section, groupe de commandement, 3ème section, 4ème section. Elle devance de plusieurs centaines de mètres les premiers éléments de la 3ème compagnie, si bien qu'au moment où Ia tête de la 1ère compagnie se présente aux premières maisons de Rosières, la 3ème compagnie en est presque à 1 kilomètre et la 2ème compagnie à 1800 mètres, marchant en petites colonnes de chaque côté de Ia route de Lihons à Rosières.
Vers 7h15 la 1ère section de la 1ème compagnie atteint Ia barricade qui ferme l'entrée de Rosières; elle la franchit. Soudain une vive fusillade se déclenche, venant des lisières de Rosières et en direction du Nord-Est. C'est cette fusillade qu'entendait le commandant Jan lorsqu'il attendait l'arrivée de la 11ème compagnie au Nord de Rosières, Le tir est nourri et les balles sifflent de tous côtés. Le groupe de commandement franchit cependant rapidement les barricades, suivi immédiatement par la 2ème section, et s'engouffre dans Rosières, puis, traversant le village au pas de course, en se défilant, les deux sections se rassemblent à la sortie Ouest et se dirigent vers Caix. Durant ce temps, Ia 3ème et la 4ème section marquent quelques secondes d'hésitation, puis, après une rapide entente de leurs chefs, elles se dirigent vers le Sud pour contourner Rosières en suivant la voie ferrée bordée d'une petite route sur laquelle passe au grand galop une colonne du 10 R. A. D. La 3ème compagnie, qui suivait
à 800 mètres la 1ère compagnie, s'arête brusquement lorsque se déclenchent les tirs, puis les hommes vont s'abriter derrière les murs d'une usine en ruines, proche de la route, tandis, que les éléments de la 2ème compagnie se plaquent sur place ou s'éparpillent à droite et à gauche. Aux tirs d'armes automatiques se sont jointes les salves d'obus et de minen dont la première a fait 8 tués et blesses. On aperçoit alors, se dirigeant vers Rosières, à 1500 mètres, une colonne de camions et d'engins blindés ennemis qui viennent de Méharicourt. Alertés par le bruit du combat, les Allemands qui dormaient dans Rosières viennent renforcer cette colonne. Sur les ordres du capitaine Giovannini, les 3ème et 2ème compagnies se replient sur un bois situé à 2 kilomètres plus à l'Est sur la route de Lihons. Les compagnies s'y reconstituent et regagnent Lihons dont le capitaine Giovannini organise rapidement la défense.
Pendant ce temps, les 1ère et 2ème sections et le groupe de commandement, avec le lieutenant de Saint-Sever, commandant la 1ère compagnie, qui avaient franchi Rosières sans encombre, continuent vers Caix. En arrivant près du village, à un coude de la route, la petite colonne tombe brusquement sur 5 ou 6 autos-mitrailleuses et chars allemands qui ouvrent le feu. La 1ère section, avec le lieutenant Primel, qui avait déjà franchi la route, se dirige vers le Sud, mais le groupe de commandement
et la 2ème section, empéchés de progresser et menacés par les engins blindés qui s'approchent, se réfugient dans le village de Caix, tout proche. Celui-ci est occupé par des groupes d'infanterie allemande, et une dizaine d'hommes, avec le lieutenant de Saint-Sever, s'y camouflent dans une maison. Après 20 minutes d'attente et voyant que le village est rempli d'Allemands, le lieutenant de Saint-Sever demande des volontaires pour tenter de sortir de cette maison et de continuer le repli au
Sud-Ouest. La plupart des hommes sont à bout de forces. Accompagné par sergent-chef Rochard, le caporal-chef Orrières et le soldat Roussel, le lieutenant de Saint-Sever parvient à quitter la maison sans être vu. Révolvers au poing, ils renversent quelques Allemands en sortant du village et se lancent dans la campagne qui comporte heureusement quelques buissons et boqueteaux. Le petit groupe a fait quelques kilomètres lorsqu'en sortant d'un champ il se voit cerné par 19 Allemands qui le mettent en joue; à 300 mètres, une dizaine d'Allemands leur barrent encore la route. Le lieutenant de Saint-Sever veut tenter une percée révolver au poing, puis se rend aux objurgations de ceux qui l'accompagnent, et ils sont tous faits prisonniers.
Laissant le groupe de commandement et la 2ème section se réfugier dans Caix, la 1ère section est rapidement entrainée vers le Sud par le sous-lieutenant Primel, Elle compte encore une vingtaine d'hommes qui parcourent ainsi plusieurs kilomètres, mais en arrivant à Beaufort, elle est soudain cernée et mise hors de combat par un fort parti d'infanterie allemande accompagnée de plusieurs chars. Le sous-lieutenant Primel est aussitôt emmené en camionnette vers le Nord. Les hommes de
sa section ont tous été ensevelis à Beaufort-en-Santerre.
Pendant que la 1ère, 2ème et 3ème sections, ainsi que le groupe de commandement, franchissaient la barricade el traversaient Rosières sous la fusillade, les 3ème et 4ème sections se portaient vers le Sud, accompagnées par les balles et les mjnen qui cherchaient surtout la colonne d'artilleurs du 10ème s'enfuyant au grand galop, l'adjudant Rochard et le sergent Morazin emmenèrent en petites colonnes des éléments de ces deux sections, tandis que le sergent-chef Lévitré, qui commande la 4ème section, reste avec un groupe de combat pour protéger le repli et fait mettre en batterie son F. M. sur un chemin de terre à 200 mètres au Sud de Rosières.
La fusillade continue, mais on ne voit aucun ennemi, et lorsque, 20 minutes après, les coups de feu s'espacent, le petit groupe décroche par bonds vers le Sud-Ouest, récupérant au passage guelques hommes restés en arrière. II parvient près de Caix qu'il cherche à contourner par un ravin, mais en sortant d'un champ de blé il tombe brusquement sur une centaine d'Allemands qui, l'ayant vu venir, l'enserrent dans le fond et sur les deux pentes. Les Allemands ripostent aux rafales de son F. M, dont le tireur est blessé ainsi que quelques-uns des nôtres. Il ne reste plus aucun espoir, et la petite colonne est emmenée prisonnière à Caix, qui est rempli d'Allemands. Quelques instants après, ce groupe,
joint à quelques autres hommes de la 1ère compagnie, part à pied vers le Nord. Apercevant sur le bord de la route les cadavres de trois de leurs camarades, le sergent-chef Lévitré met ses hommes au pas cadencé et fait exécuter un << tête-gauche » si impeccable que les Allemands, impressionnés, permettent aux nôtres d'enterrer sur le champ nos camarades, La plupart des hommes restants des 3ème et 4ème sections, au nombre d'une trentaine, purent échapper à l'emprise ennemie, mais ayant pris une mauvaise direction ils ne retrouvèrent pas le régiment. Seuls une dizaine d'entre eux, guidés par le sergent Morazin, purent, après maintes péripéties, rejoindre le 41ème quelques jours après l'Armistice.
La 11ème compagnie du 3ème bataillon ne put décrocher de Soyécourt qu'à 4h30, une heure après Ia section de commandement du bataillon. Peut-être le capitaine Fauchon, qui commandait la 11ème compagnie, aurait-il pu la mettre en route plus tôt, mais, consciencieux jusqu'au scrupule, il voulut assurer sa mission de protection au maximum, Il est certain que grâce à son action les éléments ennemis qui cherchaient le contact en débouchant du bois du Satyre furent arrêtés et qu'ils ne se doutèrent pas du repli de nos éléments, ce qui évita à ces derniers d'être encerclés par derrière, en rase campagne. La 11ème compagnie se rassemble donc dans le plus grand ordre après ravoir réuni dans une maison toutes les munitions qu'il est impossible d'emporter et y avoir mis le feu, Empruntant des chemins de terre, évitant les villages, la 11ème compagnie arrive sans encombre jusqu'à Vauvillers. Pour décharger les hommes déjà fatigués, le capitaine Fauchon a fait mettre les F. M. sur
les voitures, convaincu que nul danger n'est plus à craindre. Vers 7h30, la compagnie débouche de Vauvillers et se dirige vers Caix, mais on aperçoit des voitures grises sur une route, à 800 mètres de là,
puis, en débouchant près de la ligne de chemin de fer Chaulnes - Amiens, à 2 kilomètres au Nord de Caix, la compagnie est soudain accueillie par un feu nourri de mitraillettes et de mitrailleuses, déjà en position. Les hommes, surpris, tourbillonnent; ils n'ont que leurs fusils pour répondre. Soudain débouchent quelques autos-mitrailleuses qui tirent des rafales sur les hommes qui se terrent. Les morts et les blessés sont nombreux.
Toute défense est impossible dans cette plaine. D'ailleurs un détachement motocycliste ennemi vient de surgir pour fermer toute retraite. La 11ème compagnie doit se rendre, la rage au coeur, sans avoir pu combattre, au moment où, confiante, elle croyait avoir échappé aux colonnes ennemies.
Dans Fay. toujours encerclé, la 10ème compagnie tient toujours. Après une nuit calme, le bombardement reprend dès le lever du jour. Les 105 tombent à cadence régulière tandis que des canons antichars tirent à vue directe sur les dernières maisons qui sont encore debout, Tenant
la partie centrale et Sud du village, la petite garnison, dans les rangs de laquelle le lieutenant Le Moal a vu se creuser bien des vides, résiste magnifiquement. Tout ennemi qui se montre est impitoyablement soumis à ses tirs, Cependant, imperceptiblement, progressant de ruine en ruine, les fantassins allemands, toujours renouvelés, se rapprochent, et leur tir se fait plus meurtrier. La situation est très inquiétante, car les munitions de F. M. sont réduites à quelques chargeurs soigneusement tenus en réserve, les munitions du canon de 25 à 5 ou 6 obus. Seules les mitrailleuses ont encore de quoi tenir plusieurs heures. Au rationnement intense a succédé la disette totale de vivres et, chose plus grave
encore, depuis le début de la matinée le P. C. R. I. ne répond plus aux appels de la T. S. F.
C'est alors que vers 10h45 un officier allemand porteur d'un drapeau blanc s'avance et demande en français la reddition du village. II déclare que les Allemands ont complètement disloqué depuis trois jours l'armée française, que leurs éléments avancés approchent de Paris et il ajoute que Fay est actuellement encerclé par deux bataillons de mitrailleurs, par de l'infanterie et de l'artillerie, que si les Français ne se sont pas rendus dès l'après-midi ils tireront sur eux avec de l'artillerie de gros calibre.
Le lieutenant Le Moal réunit les chefs de section. Il fait le point de la situation : la compagnie a perdu plus de la moitié de son effectif. 48 blessés sont entassés dans la cave servant de poste de secours, soumis à tous les bombardements, et, malgré le dévouement du médecin Renault et de ses infirmiers, il n'y a plus rien pour les soigner, rien même pour soulager leurs souffrances. Aucun ravitaillement n'est
parvenu à Fay depuis la nuit du 4 au 5. Depuis deux jours et demi les vivres font totalement défaut et il est impossible de se procurer de l'eau, même pour les blessés. Il n'y a plus de munitions que pour les mitrailleuses et malgré tous les efforts tentés la liaison n'a pu être rétablie avec le P. C. du 3ème bataillon. La liaison par T. S. F., bornée à l'échange des indicatifs, n'existe même plus et autorise toutes les suppositions sur le sort du régiment. Depuis plus de 48 heures les colonnes de camions ennemis défilent sans arrêt vers Estrées et plus loin. La canonnade s'est tue partout, sauf sur le village de Fay, qui est maintenant pour la moitié aux mains de l'ennemi. Aucune maison n'est debout; aucun abri sérieux contre l'artillerie, surtout de gros calibre. On ne dispose d'aucune grenade pour la lutte rapprochée. . . peut-on encore espérer qu'une contre-attaque viendra dégager le village ? La réponse générale est que la reddition s'impose. Les hommes, épuisés, ne tiendront pas une nuit de plus.
D'ailleurs une seule attaque violente suffirait à épuiser les dernières munitions.
Le lieutenant Le Moal ayant pris sa décision, personne ne veut informer l'ennemi de la reddition. Vers 12 heures cependant le sergent Forlani remplit cette pénible mission. Une demi-heure après, ce qui
reste de I'héroïque compagnie, à peine cinquante hommes, se réunit sur la route après avoir détruit le canon de 25 et les armes automatiques. Sac au dos, porteurs de toutes leurs munitions restantes, l'arme sur l'épaule, en colonne par quatre, la 10ème compagnie sort du village. Elle est accueillie avec dignité par les Allemands et un officier la félicite pour son courage, manifestant son étonnement de ne pas voir surgir d'autres troupes derrière cette colonne. Lorsqu'il lui est répondu que c'est là tout ce qui reste de 150 hommes qui défendaient Fay, cet officier déclare qu'il croyait ce village défendu par un bataillon d'infanterie avec 5 canons antichars et que les forces concentrées pour anéantir et enlever le village avaient été accumulées en conséquence.
Ainsi finit le village de Fay dont la courageuse défense apporte un nouveau titre de gloire au 41ème d'Infanterie.
À midi, alors que le 2ème bataillon en entier, la 9ème compagnie, une section de la C. A. B. 3 et la section de commandement du 3ème bataillon, ainsi que la compagnie de commandement, sont groupés dans les bois de Davenescourt, sur la rive Sud de l'Avre, la 11ème compagnie est tombée
aux mains de l'ennemi près de Caix, ainsi que deux sections de la 1ère compagnie; la 10ème compagnie vient d'être faite prisonnière à Fay et le 1er bataillon, réduit aux 2ème et 3ème compagnies et à trois sections de la C. A. B. 1., est encerclé dans Lihons, ayant perdu toute liaison avec le reste du régiment. Dès que, vers 9 heures, les restes de son bataillon ont atteint Lihons, le capitaine Giovannini a organisé la défense du village, pensant bien que l'ennemi alerté ne sera pas long à l'attaquer.
Effectivement, à partir de 10 heures, les obus commencent à s'abattre sur Lihons. Vers 12 heures, deux autos-mitrailleuses s'avancent. Elles sont reçues à coups de canons de 25 et de mitrailleuses.
Elles font demi-tour, mais l'une d'elles capote dans un fossé. Peu après, l'attaque allemande se déclenche. Les obus s'abattent nombreux sur le village, venant de la direction de Rosières, puis l'infanterie se montre, reçue par les tirs nourris de nos armes automatiques et les derniers obus de
nos mortiers. Sa progression est vite arrêtée, elle n'insiste pas. Les Allemands connaissent en effet la situation désespérée des défenseurs de Lihons qui n'ont à espérer de secours de personne et qui, tôt ou tard, devront se rendre à bout de forces, de vivres et de munitions. Mais le capitaine Giovannini ne veut pas se résoudre à cette extrémité. Il a jugé la situation; il sait qu'il ne doit compter que sur lui-même et qu'il faut agir avant l'arrivée de renforts ennemis. Il rassemble donc les officiers qui lui restent et leur donne ordre de diviser les 250 survivants de son bataillon er trois colonnes qui, chacune isolément et pour soi, s'efforceront de rejoindre l'armée française. Aussitôt les mitrailleuses et canons
de 25 sont mis hors d'usage. Entre 15h30 et 16 heures les trois groupes quittent le village dans des directions différentes. Accompagné du lieutenant Péan, le capitaine Giovannini part vers le Sud-Est avec 80 hommes de la 2ème compagnie. Près de Chaulnes ils seront encerclés et pris. Le lieutenant Goudineau, avec la moitié de la 3ème compagnie, part vers le Sud en direction de Maucourt et Chilly. Sa colonne est bientôt repérée et encerclée par l'ennemi qui occupe ce village depuis déjà 24 heures.
Enfin, sous les ordres du sergent-chef Morin, le reste de la 3ème compagnie se dirige vers le Sud-Ouest en direction de Méharicourt, mais à peu de distance de Lihons elle tombe sur des autos-mitrailleuses et elle est aussi capturée. Enfin restent à Rosières une cinquantaine de blessés, dont le sous-lieutenant Agnès. Le médecin-lieutenant Dupuis est resté avec eux. L'ennemi occupe Lihons et s'empare des blessés vers 17 heures. Ainsi tous les éléments du 1er bataillon, successivement, sont-
ils tombés aux mains de l'ennemi. Quelques isolés furent encore capturés le soir-même, d'autres, le 8 au matin.
Ainsi, après avoir, en grande partie de jour, traversé une zone de terrain occupée par les éléments légers de l'ennemi, le 41ème bien réduit, est à nouveau réuni. Par une chance inouïe, la compagnie de commandement, le 2ème bataillon et une partie du 3ème bataillon ont traversé Rosières-en-Santerre, occupé depuis la veille au soir par des fantassins ennemis heureusement abrutis de fatigue et profondément endormis. Il n'en a pas été de même du 1er bataillon et de la 11ème compagnie. Il est
vraisemblable que la présence de ces unités a ralenti la marche de l'ennemi et l'a empéchê de s'approcher plus tôt de Davenescourt, ce qui a permis aux restes du 41ème R. I. et à la plus grande partie de la 7ème D. I. N. A. de franchir à temps la coupure de I'Avre.
Il était temps, d'ailleurs. L'ennemi poussait ses colonnes motorisées de plus en plus vers le Sud-Ouest, et à 12h10 trois autos-mitrailleuses allemandes se présentèrent dans la partie de Davenescourt située sur la rive Nord de l'Àvre et furent reçues par le 31ème R. T. A., dont un bataillon tenait la tête de pont, et elles s'éloignèrent rapidement.
Camouflés dans les bois, les hommes du 41ème, abrutis de fatigue, se reposent et se restaurent grâce aux boules de pain et au « singe » trouvés en route. Mais les événements se précipitent. A tous moments des avions survolent le bois, la canonnade qui gronde vers le Nord-Est se rapproche. Vers 13 heures les balles commencent à siffler dans la partie Ouest du bois. Le colonel, parti au P. C. D. I. à 10h30, n'est pas encore revenu, Les compagnies du 31ème R. T. A, passent et repassent sans arrêt dans un chassé-croisé inconcevable. Vers 13h30 une auto-mitrailleuse allemande qui a franchi l'Avre on ne sait où ni comment parcourt la plaine et miytaille ce qu'elle trouve aux abords Sud de Davenescourt. Nous apprenons que le colonel est bloqué dans une ferme par les tirs de cette auto-mitrailleuse. A 13h45,Ie lieutenant Loysel, officier de renseignements du régiment qui a été jusqu'au P. C. D. I. à la recherche du colonel et des ordres, revient, apportant l'ordre de repli immédiat au Sud de Montdidier par Becquigny, Etelfay, Faverolles, Piennes, Ribécourt. Des ordres ultérieurs préciseront la conduite à suivre. La 7ème D. I. N. A. défend l'Avre; la 19ème D. I. passe en réserve.
A 14 heures le 41ème s'ébranle et, sortant des bois, s'avance sur le plateau en longues files héIas trop compactes. Hommes et voitures se voient comme le nez sur la figure au milieu de l'immense plaine rase. II fait une chaleur torride. Tous sont épuisés, mais marchent sans poses.
Le canon tonne sans arrêt à quelques kilomètres au Nord-Est. Les avions commencent à survoler la colonne. Quelques-uns la mitraillent, mais sans résultats. Le 41ème avance toujours. II évite Montdidier qui est soumis depuis le matin à un bombardement intensif. Voici justement des avions qui reviennent y déverser des bombes. A tous moments nous assistons à l'éclatement formidable des bombes à retardement qui projettent jusqu'à 30O mètres de hauteur une colonne noirâtre parsemée de débris de maisons. Vers 18h30, le 41ème atteint Rubescourt et Domfront, harassé, car on marche presque sans arrêt depuis 3 heures et depuis longtemps nos nuits sont exemptes de sommeil.
Mais il n'est pas au bout de ses peines. De nouveaux ordres arrivent, et après un ravitaillement sommaire il faut encore repartir, Les Allemands pénétrant en coin dans la 10ème armée, à notre gauche, l'ont crevée au centre, et la situation est de nouveau mauvaise. A 20 heures la colonne a repris la route. Le canon retentit à nouveau, proche. A Ferrières les civils commencent à évacuer, et dans la nuit qui tombe nos groupes se mélangent aux leurs. Leurs lourds chariots qui encombrent Ia route ralentissent notre marche. Triste spectacle. Dans la nuit noire le régiment marche toujours. Chacun rassemble ses forces et tend sa volonté pour suivre son unité. Les kilomètres s'ajoutent aux kilomètres.
A l'Ouest les fusées blanches s'élèvent sans arrêt, marquant l'avance ennemie, parallèle à la nôtre. Mais actuellement nul ne veut s'en inquiéter. Une seule volonté: tenir jusqu'à Ia fin de cette étape harassante de plus de 50 kilomètres.
Enfin, vers 1h30, après 23 heures de marche, le 41ème s'installe aux points qui lui ont été assignés: P.C. R. I., C. D. T., C. D. A. C. et B. D. A. C. à Quinquempoix; la section de mitrailleuses de 20 mm du 1er bataillon et la section Le Moal de la 9ème compagnie du 3ème bataillon à Ansauvillers, le 2ème bataillon à Sains et le 3ème bataillon à Gannes.
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