6 Juin 1940
La nuit s'est passée dans le calme. Quelques rafales d'armes automatiques, coups de feu isolés ou obus égarés ont seuls troublé le silence. Sur les routes, utilisant la trouée faite la veille à notre droite, les colonnes allemandes << bourrent > vers le Sud à grand renfort de camions. On les entend passer sans arrêt dans la nuit noire, sur les grandes routes de Péronne à Paris et sur les petites routes parallèles.
Profitant de l'obscurité, nos chenillettes de la C. H. R et de la C. R. E. sont allées porter les munitions de réserve du régiment à Foucaucourt, à Herleville et à Soyécourt. Les réserves du régiment sont maintenant épuisées, et bien que la division ait promis d'envoyer 200.000 cartouches et 2000 obus, rien n'est encore parvenu jusqu'à nous. L'infanterie peut encore tenir quelque temps, l'artillerie, elle, est
presque à bout de munitions.
Fay est le seul village que l'on n'ait pu ravitailler. Grâce à la liaison T. S. F. par code spécial on sait que le village tient toujours. Au P. C. du 3ème bataillon, dont dépend la 10ème compagnie, comme au P C.R. I. on ne peut avoir aucun autre détail sur ce qui s'y passe. La situation y est des plus inquiétantes, bien que la 10ème compagnie, complètement coupée du reste du régiment, résiste avec le plus grand acharnement.
Dans la nuit du 5 au 6, les Allemands qui tiennent toute la portion du bois du Satyre qui s'étend au Nord de la route Amiens Saint-Quentin ont occupé le bois en entier à la suite du repli de la section Lebreton sur Soyécourt. Ils tiennent également Estrées-Deniécourt. Fay est donc complètement encerclé. La nuit y est pourtant calme. La situation de la 10ème compagnie y est des plus graves. Le poste de secours regorge de blessés. Le médecin auxiliaire Renault, le caporal infirmier Lécrivain
se multiplient avec un sang-froid et un courage dignes du plus grand éloge ; les infirmiers et les brancardiers sont admirables, L'un d'eux, Duval, sous le feu ennemi, s'est couché sur le brancard du lieutenant Bernard blessé pour le protéger. Le ravitaillement n'est pas monté depuis deux jours, les hommes n'ont plus rien à manger ni à boire, et ils doivent refroidir le canon des mitrailleuses avec de l'urine.
Soudain, au petit jour, la fusillade reprend dans Fay. Profitant du regroupement de la 10ème compagnie sur la partie centrale du village, les Allemands se sont infiltrés durant la nuit dans des maisons inoccupées et la bataille recommence. Les tirs sont nourris. Une mitraillette placée
dans le clocher s'efforce d'atteindre tout ce qu'elle voit, mais un tir bien ajusté de nos mitrailleuses la déloge. Malgré tous leurs efforts, les Allemands ne peuvent progresser ni occuper la moindre maison tenue par nos hommes. Alors le bombardement recommence. Les minen et les 77 s'acharnent sur les maisons et nous font de nombreux blessés. Mais les héroïques défenseurs de Fay restent à leurs pièces. L'ennemi en sera pour ses frais. II ne gagnera pas un pouce de terrain.
Pendant ce temps les colonnes allemandes ont repris leurs attaques sur Foucaucourt. Après un violent bombardement vers 5 heures, au cours duquel de nombreux obus incendiaires ont mis le feu à plusieurs maisons, elles s'avancent par le Nord, l'Est et l'Ouest. Notre artillerie alertée exécute des tirs de barrage, assez nourris en dépit du manque d'obus, et bien ajustés. Nos armes automatiques se montrent intraitables. Comme la veille, l'ennemi est cloué au sol entre 400 et 600 mètres des lisières du village et ne peut plus progresser. A l'Ouest il ne peut pas non plus déboucher des boqueteaux. A l'Est, s'il réussit à atteindre le carrefour de la route Amiens Saint-Quentin et de la route de Soyécourt, nos armes automatiques lui causent des pertes telles qu'il doit se replier légèrement en arrière. L'attaque est, encore une fois, manquée. Aussi, vers 7 heures, le bombardement reprend-il avec une
nouvelle intensité. Notre artillerie, faute de munitions, ne répond plus que faiblement. L'ennemi tente à nouveau de progresser. Toujours arrêté au Nord et à l'Ouest, il atteint à nouveau à l'Est le carrefour de la route de Soyécourt et cette fois s'y maintient malgré notre violente réaction. Puis, débordant peu à peu ce carrefour vers le Sud-Est, il profite de quelques buissons et replis légers du terrain pour s'approcher des premières maisons isolées de Foucaucourt. Le feu des armes automatiques fait rage. Malgré tout l'ennemi a atteint quelques maisons derrière le groupe qui défend la route de Saint-Quentin. Les servants de la pièce de 25 anti-chars sont tués et l'ennemi occupe leur abri. Le groupe du sergent Bethuel, complètement encerclé, se bat splendidement. Il arrête toujours l'ennemi. Cependant, vers 11 heures, réduit à 4 hommes, ayant épuisé complètement ses munitions, les derniers survivants doivent se réfugier dans la cave d'une des maisons qu'ils défendent. Là, s'arrêtent cependant les résultats obtenus par l'ennemi. Malgré tous ses efforts, il ne peut déboucher de ces quelques maisons
isolées.
L'ennemi arrêté à Fay et à Foucaucourt n'inquiète pas le reste de nos villages. Le 2ème bataillon ayant nettoyé la plaine de quelques isolés qui y tenaient encore ne subit plus aucune attaque. Soyécourt, protégé par Fay et par Foucaucourt, ne voit aucun ennemi. Par contre un bombardement violent, cause l'écroulement d'un certain nombre de maisons. Vers 9 heures, une pièce tirant de la direction d'Ablaincourt abat le clocher. Un motocycliste allemand montant une splendide machine anglaise vient par erreur sur la barricade tenue par la 9ème compagnie. Il réussit à s'enfuir, abandonnant machine et courrier. Le motocycliste du 3ème bataillon, heureux d'avoir troqué sa vieille Terrot contre cette machine neuve, file à Vermandovillers porter les documents recueillis. A son retour du P. C. R. I., à la sortie Nord de Vermandovillers, il saute sur une de nos mines.
De Verrnandovillers, on peut voir depuis le matin les camions ennemis parcourir les routes en petites colonnes. Nul essai d'attaque de l'infanterie ennemie, bien que notre flanc soit complètement découvert. Elle défile par Estrées, Deniécourt, Pressoir et Ablaincourt et paraît ignorer complèternent notre présence. Vers 9 heures, un side-car débouche d'Alblaincourt. Il s'approche rapidement de Vermandovillers, sur la route blanche. Hésitation, Ne serait-ce pas un Français? Trois douzaines d'yeux le regardent approcher avec curiosité. A 500 mètres, à la jumelle, le doute est levé : c'est un Allemand. De tous côtés le feu crépite. Le side-car s'arrête et ses occupants s'enfuient à toutes jambes.
Quelques hommes s'élancent dans la plaine et ramènent triomphalement l'engin. Vers 11 heures on signale quelques chars au Sud-Est de Vermandovillers, près du bois de Chaulnes, mais ce sont des chars allemands.
A midi, la situation est la suivante : le sous-secteur du 41ème R. I. est intégralement intact. Seul le village avancé de Fay et quelques maisons isolées de Foucaucourt sont en partie aux mains des Allemands. Nos garnisons tiennent partout solidement. Le 31ème R. T. A., auquel le 41ème s'appuie à gauche, n'a pas été non plus entamé. Les efforts de l'ennemi ont d'ailleurs été bien plus faibles de ce côté. Par contre, le reste du secteur de la division entre le 41ème et Marchelepot est entièrement aux
mains de l'ennemi. L'avance extrême de son infanterie, vers le Sud, semble avoir atteint Lihons-Chaulnes-Puzeaux et Nesle, soit une poche de 10 kilomètres de large environ et de 14 à 16 kilomètres de profondeur.
De nouvelles vagues de chars se sont lancées dans cette poche depuis le début de la matinée et le point d'appui de Marchelepot, complètement isolé et encerclé depuis la veille à 6 heures du matin, évalue à 7 ou 800 engins cette nouvelle masse de chars. A 15 heures Marchelepot, où des éléments du 22ème R. M. V. E., sous le commandement du commandant Hermann, ancien commandant de notre 1er bataillon, ont tenu héroiquement durant 29 heures, s'écroule à son tour et les chars ennemis
poursuivent leur avance vers le Sud. A 8 heures, une contre attaque de chars français a débouché à 10 kilomètres au Sud de Roye. Sa mission était de repousser les engins blindes ennemis qui s'infiltraient au Sud de la voie ferrée de Chaulnes à Nesle. Attaqués peu après leur départ par de nombreux avions allemands, plus de 40 de nos chars sont rapidement mis hors de combat par les bombes. Le reste est dispersé et ne pourra à nouveau être rassemblé que le soir. La contre-attaque annoncée est donc totalement manquée. Aucune division d'Infanterie n'est d'ailleurs disponible pour appuyer l'action de ces chars. Il ne peut donc être question de réduire la poche, ni de front ni de flanc. Il faut seulement tenter d'enrayer son élargissement. Peu à peu cependant les chars allemands s'inflltrent en plus grand nombre vers le Sud et le Sud-Ouest et, dès le début de l'après-midi, rendent la situation inquiétante.
Le 41ème ignore ces faits. Il attend la contre-attaque promise. Il tient toujours fermement ses positions.
Toute l'après-midi le village de Fay subit de nombreuses attaques de l'infanterie ennemie. Toutes sont repoussées, Mais le bombardement qui fait rage démolit les unes après les autres les maisons occupées par nos hommes. Ensevelis sous les ruines des maisons, abrutis par le bombardement incessant, tirant avec rage contre l'infanterie allemande qui s'efforce sans cesse de progresser, sans rien à boire, la gorge desséchée par la poudre et Ia poussière, sous un soleil torride, sans nourriture
depuis 48 heures (7 hommes restant d'un groupe de mitrailleuses n'avaient à se partager qu'une boîte de sardines) les hommes de la 10ème tiennent toujours. Ils ont vu dans Ia matinée plus de 400 chars allemands traverser Estrées et descendre vers le Sud. Ils ignorent tout du reste du régiment. Les munitions commencent à manquer. La soif s'ajoute aux souffrances des blessés au poste de secours effondré en partie par le bombardement. La 10ème compagnie a reçu pour mission de tenir coûte que coûte. Elle tient. La nuit tombe. Les voltigeurs ont abandonné les ruines intenables des maisons et occupent des tranchées. Les blessés affluent sans arrêt au poste de secours. Le village de Fay n'est
pas encore tombé aux mains de l'ennemi.
A Foucaucourt les Allemands n'ont pas plus de succès. Les attaques par l'Ouest et le Nord ne se sont pas renouvelées dans l'après-midi à la suite des échecs répétés de la veille et de la matinée. Les éléments ennemis qui ont atteint les maisons isolées au Sud-Est et à l'Est du village n'ont pu en déboucher et doivent se contenter de ce faible résultat.
Sans doute les violents bombardements par obus explosifs et incendiaires ont-ils détruit une partie
des maisons, sans doute les pertes sont-elles sensibles, mais celles de l'ennemi sont infiniment supérieures, et cependant il n'a acquis aucun résultat appréciable. A la nuit, confiant dans
sa défense, le 1er bataillon attend toujours de pied ferme les nouvelles attaques de l'ennemi.
À Lihons, où se trouve la C. H. R., le bombardement a repris dès l'aube, et vers 14 heures les chars et l'infanterie ennemie débouchent du Sud-Est et du Nord-Est, mais toutes ces attaques sont repoussées par les cavaliers du G. R. D., aidés par nos fantassins.
Herleville et Soyécourt, protégés par la résistance de Foucaucourt et de Fay, n'ont subi aucune attaque durant l'après-midi. Soyécourt a été cependant l'objet de violents bombardements d'artillerie. Vermandovillers, où se tient le P. C. R. I., est soumis aussi à de continuels bombardements venant du Nord et du Nord-Est. A 14 heures, sur Ia même route que le matin, un side-car sort à nouveau d'Ablaincourt et s'approche rapidement. On le laisse approcher. A 300 mètres de la barricade il s'arrête et l'un de ses occupants photographie le village. Comme il s'apprête à tourner, nos armes interviennent, Quelques hommes se précipitent et ramènent le side-car et deux sous-officiers de S. S. grièvement blessés, hommes d'élite qui devaient mourir quelques heures plus tard avec un splendide courage. Mais la situation semble s'aggraver. Une douzaine d'engins blindés venant du Sud s'approchent de Vermandovillers. A 1000 mètres ils s'arrêtent, puis repartent. Cinq d'entre eux restent seulement en surveillance. Des colonnes de camions puis d'artillerie tractée arrivent alors de Pressoir et se déplacent en lisière Nord du bois de Chaulnes où l'artillerie allemande va se mettre en position pour tirer vers le Sud. Des fantassins ennemis s'avancent alors par bonds sur Vermandovillers. Ils s'arrêtent à 1000 mètres derrière un repli de terrain. Les artilleurs du 10ème, alertés, se déclarent impuissants à bombarder cette concentration. Il ne leur reste en effet que 7 pièces de 75 et très peu de munitions. Déplacer les pièces amènerait une réaction immédiate de l'aviation ennemie et l'anéantissement de nos derniers moyens d'artillerie. Vers 16 heures une batterie ennemie installée
à Ablaincourt, à 2 kilomètres, tire à vue directe sur Vermandovillers. Le tir est précis. A la première rafale une partie du clocher s'écroule. Le tir s'acharne sur l'église, puis il se porte sur un grand bâtiment de ferme qui flambe. Les dégâts s'accumulent de tous côtés. Venant du Nord, de l'Est, puis du Sud-Est, les obus atteignent les maisons les unes après les autres, amoncelant les ruines. La confiance des défenseurs et Ieur volonté de tenir jusqu'au bout restent intactes. Cependant, lorsque, avec le soir qui tombe, le calme revient, qui soulage et détend les nerfs après tant d'heures de tension nerveuse et physique, la situation paraît, à la réflexion, des plus aventurées.
Sans doute par sa volonté tenace et son courage.de tous les instants le 41ème a-t-il gardé intact le terrain qu'il a pour mission de défendre jusqu'au bout. Mais depuis deux jours les colonnes ennemies se succèdent sans interruption, descendant vers le Sud dans la poche creusée dans l'aile droite de la division et nous ne savons rien du point extrême atteint par leur avance. Les munitions commencent à s'épuiser, et si le régiment doit encore faire face à une journée de combat il en sera totalement démuni.
Notre artillerie, quelques pièces qui ont pu échapper aux bombes des avions et aux bombardements
incessants, est à bout de munitions. Depuis la fin de l'après-midi la liaison par T. S. F. est à nouveau coupée avec le P. C. D. I., et l'on ne sait qu'en penser. La contre-attaque promise, cette contre-attaque qui, si elle s'était réalisée victorieuse, aurait permis au 41ème de remporter un gros succès (si on considère en effet les pertes énormes que nous avons infligées à l'ennemi) a dû manquer son effet et s'avère maintenant impossible. Et dans la nuit étoilée, c'est sans arrêt le roulement sourd des colonnes de camions qui foncent toujours vers le Sud. A tous moments les autos allument leurs phares. Elles font même usage de leurs klaxons. Des moteurs d'avions ronronnent. De tous côtés des projecteurs s'allument : au Nord, à l'Est, loin vers le Sud, et la D. C. A. claque de tous côtés. Jusqu'où donc:
l'ennemi a-t-il poussé pour qu'à plusieurs kilomètres au Sud de Verrnandovillers il déploie de pareilles défenses anti-aériennes ?
C'est qu'en effet, nous le saurons plus tard, les masses ennemies ont progressé à nouveau dans l'après-midi. Ses chars ont franchi la ligne de chemin de fer, à l'Est de Chaulnes. Poussant vers le Sud, ils ont dépassé vers 16 heures Méharicourt et Maucourt. Notre P. C. D. L a dû évacuer Rouvroy, Fouquescourt et même Bouchoir et le Quesnoy.
Il en est de même dans le secteur de la 29ème D. I., à droite, tandis que d'autres engins se dirigeant vers I'Ouest atteignent Rosières-en-Santerre, Caix et les arrières de la 7ème D.l. N. A. Heureusement la défense de divers éléments disparates dans certains villages de l'arrière, la belle tenue de la 29ème D. L, la présence de la 4ème.D.I, division de renfort qui, installée sur I'Avre, dans la région de Roye, a poussé des éléments avancés dans les villages au Nord de cette rivière, ont considérablement
ralenti l'avance de l'infanterie allemande. A la nuit cependant la poche a atteint 18 à 20 kilomètres de profondeur et si, à hauteur du 41ème R. I. elle n'a guère que 8 à 10 kilomètres de large, elle va en s'élargissant vers le Sud jusqu'à atteindre près de 25 kilomètres, coupant complètement les arrières du 41ème et menaçant dangereusement ceux de la 7ème D. l. N. A. Nul renfort ne permettant de remédier à cette situation, il faut, ou bien abandonner les éléments qui tiennent encore, ou bien
essayer de les sauver par un repli immédiat pour les utiliser à nouveau sur la ligne de défense de l'Avre.
Profitant du calme de la nuit, les diverses unités du régiment prennent contact avec le P. C. R. I. La liaison par T. S. F., qui depuis deux jours marche sans désemparer, a grandement aidé à assurer la
résistance, mais l'obligation du Code chiffré permet difficilement de faire le point et ce fait rend nécessaire l'envoi d'agents de liaison. De Soyécourt, d'Herleville, même de Foucaucourt, ils arrivent sans difficultés bien que les éléments ennemis circulent au Sud et au Sud-Ouest de ce village. Par contre, Fay reste implacablement isolé. A trois reprises des volontaires essaient de franchir les éléments ennemis qui encerclent le village : l'un d'eux est tué, les deux autres reviennent sans avoir pu y réussir, Passant son indicatif à intervalles réguliers, la 10ème compagnie fait savoir qu'elle tient toujours, mais nul ne connaît sa situation exacte. Profitant de la nuit, la petite garnison de Fay, bien réduite à la suite des durs combats livrés pendant deux journées, répartit les rares et dernières munitions qui restent, fortifie à nouveau les tranchées et les débris de maisons, se partage les tous derniers vivres, tandis qu'en rampant les infirmiers, conduits par l'intrépide caporal Lécrivain.
atteignent le seul puits du village qui est aux mains de l'ennemi et en ramènent de l'eau pour étancher la soif ardente des blessés et laver leurs plaies.
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