14 Juin 1940
Nous quittons Noisy devant le dernier régiment d'arrière-garde.
Plus tard on nous dira que les camions prévus étaient arrives à 1h30, ayant été retardés par l'embouteillage.
Marche horriblement pénible par suite de la fatigue et du manque de sommeil. On ne tient plus que par les nerfs et on marche par habitude. A chaque pause horaire, les hommes tombent pêle-mêle, endormis sur la route. Il faut les secouer énergiquement pour les réveiller et les remettre en route : certains n'en peuvent plus et restent là. Le capitaine Dunand, commandant la 9ème compagnie énergique s'il en fut, dort en marchant et ouvre, avec de grands gestes, d'imaginaires barrières sur la route goudronnée, pour faire passer sa compagnie. Les heures s'ajoutent aux heures, les kilomètres aux kilomètres. Le jour vient, Le régiment marche toujours. Enfin, vers 10 heures, on atteint le château des Bergeries, à Rouvres, où l'on s'installe dans le parc et dans les communs.
Dès le petit jour, le colonel, son chef d'état-major et lieutenant adjoint était partis en auto à la recherche du P. C. D. I. Il faut à tout prix obtenir des moyens de transport pour le parcours de Rouvres à Corbeil.
Malgré l'heure matinale la route de Paris à Fontainebleau est déjà encombrée de files ininterrompues de véhicules de toutes sortes et d'une nuée de piétons. C'est l'exode de Paris et de sa banlieue qui commence. Il laisse au passage des motocyclistes pour aiguiller le régiment sur le château des Bergeries. Sur la route de Paris à Corbeil, la cohue est inimaginable. C'est l'embouteillage total au bout
de quelques kilomètres et ce n'est qu'avec des prodiges d'adresse que le chauffeur parvient à sortir de cet enchevêtrement et, par un chemin de terre à peine tracé, puis des petites routes, à gagné Ormoy et Mennecy, où se trouve la division.
Les heures passent. La colonne de camions du train, promise a dû rester embouteillée quelque part. Il faut agir. Les camionnettes de la C. H. R. sont déchargées de leur contenu et la colonne, guidée par
le lieutenant Lucas, se rend au château des Bergeries. Ce sont ces camionnettes auxquelles se joindront bientôt celles du Génie et de la C. H. R. de Ia division, même la camionnette popote que le général a fait lui même décharger, qui, grâce à trois voyages effectués entre 11 heures et 20 heures, ramèneront à Ormoy, à 4 kilomètres au Sud-Ouest de Corbeil, les éléments du régiment stationnés à Rouvres. Long et pénible trajet pour les conducteurs qui, 9 heures durant, sans arrêt, se débattirent au milieu de la cohue emplissant et débordant même de la toute. Le spectacle de la route de Corbeil était inouï. Sur trois, quatre, cinq rangs, un amoncellement indescriptible d'autos, de camionnettes, camions de tous genres, depuis les bennes à ordures ménagère jusqu'aux voitures de pompiers, en passant par les camions de livraison de la Samaritaine, de la Belle jardinière, de Potin. . . Au milieu de tout cela, bousculées, des voitures hippomobiles de toutes tailles: la voiture légère du Petit-Gervais ou les grosses voitures de livraison de lait de Hauser et de Maggi, les voitures du Louvre et des charbons
Bernot, des chariots et des charrettes de cultivateurs de la grande banlieue ou de plus loin, tout cela chargé à craquer de gens et de paquets.
Et puis des bicyclettes innombrables. Et cette foule compacte à pied, portant des valises, poussant des voitures d'enfant, des charrettes à bras, même des chariots de gare, sans oublier les brouettes.
Familles nombreuses, couples isolés, messieurs en chapeau mou et col blanc; gars de Saint-Denis à casquette à jonc et foulard de soie avec leurs gonzesses en robe de soie plissée et manteau court de fausse fourrure.
Là-dedans, quelques convois militaires, mais surtout, isolés ou en famille, les officiers et soldats (!) du ministère de l'Armement ou du ministère de la Guerre, guerriers d'opérette fuyant en famille. Nos hommes passeront près d'eux, fiers et méprisants, conscient de leur valeur personnelle, des efforts accomplis et de la volonté de combattre encore coûte que coûte où et comme on le commandera. Le 41ème R. I. ne se replie qu'en ordre et sur ordre; il a toutes ses armes et ses munitions; le dégradant spectacle de l'exode ne le touchera pas. Pour remonter cette cohue la colonne de camions doit s'ouvrir la route mètre par mètre par la persuasion ou la menace.
Au dernier tour, qui devait ramener le 3ème bataillon, il faut presser l'embarquement, le pont de Champrosay sur la Seine, miné durant l'après-midi, étant prêt à sauter. Les Allemands approchent encore. A quelques kilomètres les réservoirs d'essence d'Orly brûlent. Sur la route de Villeneuve-Saint-Georges à Champrosay, maintenant déserte, les camionnettes filent bon train. Des motocyclistes allemands ont été signalés à Villeneuve-Saint-Georges. Le convoi passe au ralenti le pont suspendu que fait sauter quelques minutes plus tard le Génie, qui avait attendu notre retour pour effectuer cette opération, et à 20 heures, tout le régiment est rassemblé à Ormoy.
Cette fois c'est certain, Paris est déclaré ville ouverte et la Seine ne sera pas défendue si ce n'est par des arrière-gardes. Le bataillon récupéré du 107ème R. I., le G. R. D. et la compagnie du 257ème R. I.
bordent la Seine. Pour une fois le 41ème est en réserve. Vers 22h30 arrive l'ordre de repli derrière la Loire. Le 2ème bataillon embarquera à partir de minuit 30 en chemin de fer à Ballancourt, à 8 kilomètres au sud d'Ormoy; débarquement à la Ferté-Saint-Aubin, a 21 kilomètres au Sud d'Orléans.
Le reste du régiment restera en réserve pour garder les ponts de la Seine et embarquera à Ballancourt le lendemain vers 9 heures.
Nuit calme. Quelques coups de feu isolés sur les rives de la Seine.
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