Défense du secteur ouest de Fay.
Vers 4 heures, les premiers fantassins ennemis font leur apparition. Ils viennent de la direction de Dompierre, village situé à 2 kilomètres au nord. Une batterie allemande était installée dans la carrière, près de la briqueterie, dont les bâtiments offraient un abri commode pour les hommes et les munitions. En juillet 1941, on y voyait les traces du travail de I'ennemi.
Comme l'avait noté, dans un rapport des jours précédents, le lieutenant Holtz, de la 11° Compagnie, il semblait que Fay fût dans le secteur des Allemands de Dompierre.
Nos mitrailleuses laissent l'ennemi approcher à bonne portée de tir, et quand il est à 600 mètres, les deux pièces du sergent Bernard et du caporal Chareaudeau tirent ensemble, par bandes entières. L'élan de l'ennemi est ralenti; cependant il continue sa progression en rampant et en faisant un mouvement tournant. Une faible ondulation du terrain gêne le tir de nos pièces. Les Allemands arrivent à s'établir dans le verger de la ferme Howard, incendiée, à très courte distance, 50 mètres, de la mitrailleuse Chareaudeau.
Les balles allemandes démolissent le créneau où se tient le mitrailleur Gillette. Chareaudeau se met à sa pièce et l'on n'entend plus parler de l'Allemand. A la faveur du nuage produit par l'explosion d'une grenade fumigène, les Allemands se rapprochent. Nos mitrailleuses tirent dans le noir, au jugé, pour arrêter, si elle se produit, toute progression ennemie.
Chareaudeau, Gillette et leurs camarades mitrailleurs feront pendant plus de deux jours un beau travail.
Les voltigeurs de la 10° Compagnie ne leur cèdent pas en courage. Du soldat Alain Pichon, le caporal Chareaudeau écrit qu'il se défendait comme un lion; on le voyait partout, tirant au mousqueton, repérant les groupes allemands, avertissant les mitrailleurs : « il est formidable, il ne dort jamais ».
Les mitrailleurs font du tir de précision, qu'un observateur dirige, en s'aidant d'une jumelle. Dans ces conditions les pertes ennemies devaient être considérables. C'est ce qui arriva.
Du petit bois, à l'ouest de Fay, des fusées montent. Des obus placés bien au but, tombent toujours sur la 10° Compagnie accompagnés de projectiles de mortier et de grenades.
Le feu prend dans un petit hangar de la ferme Crow occupée par la section Bernard et les mitrailleurs, à trois reprises; trois fois on l'éteint, sans eau, car il n'y en a même pas pour désaltérer les hommes. Il faudrait aller dans la ferme belge, au sud du point d'appui, où se trouve l'unique réservoir, et bientôt les Allemands y pénètrent. Du 4 au 7 juin, à midi, nos fantassins ne pourront boire : le caporal mitrailleur
Chareaudeau note dans son récit aux premières heures du 5 juin: « Ce qui nous reste d'eau, nous le gardons pour refroidir le canon de nos mitrailleuses! »
Les mitrailleurs ennemis ne s'endorment pas. Ils 'envoient des volées de balles. Le cache-flamme d'une mitrailleuse est arraché.
Les voltigeurs viennent avertir leurs camarades de la mitraille qu'ils ont repéré un mortier allemand.
Le sergent Bernard, excellent tireur, envoie une bande entière sur le point indiqué. Plusieurs balles ont probablement percuté des douilles d'obus, car le mortier, les munitions, les trois servants sautent en I'air dans un nuage de fumée : Nous sommes tous contents ! on regarde à la jumelle; ils sont tous les trois étendus par terre, bien morts. Raoul est vengé l
Les V. B. des voltigeurs font taire un autre mortier, en position également au nord-ouest, en direction de la sucrerie de Dompierre.
Les mitrailleuses doivent prendre un objectif inattendu: les vaches errantes, derrière lesquelles les Allemands se dissimulent ! quelques-unes sont tuées; elles font des bonds énormes.
J'ai anticipé sur les événements de la journée, en traçant le tableau de l'activité de nos hommes ; il faut revenir aux premières heures du matin.
Les fusées vertes, lancées par le lieutenant Bernard, n'ont produit qu'une pâle lueur dans le jour naissant; aucun tir de notre artillerie ne répond à leur appel.
La fusée jaune, signalant I'arrivée des engins blindés, monte à 25 mètres, et brûle 4 ou 5 secondes.
En rampant, par bonds, le lieutenant Bernard va visiter ses groupes de combat. Tout le monde est calme et décidé. Un exemple : dans l'un des groupes, un caporal-chef est occupé à démonter et graisser un F. M. encrassé; il travaille sans précipitation, sans énervement.
On montre à Bernard deux Allemands blessés, tombés sur le chemin, près de la barricade, à 50 mètres. Des balles passent par les volets.
Derrière Fay, à droite et à gauche, on entend beaucoup de bruit, remarque le lieutenant Bernard. En effet, les Allemands avec plusieurs centaines de chars, attaquent Estrées et Deniécourt; et plus à l'ouest sur la route d'Amiens, dans le bois, près du ravin, le petit groupe du sergent Le Goff de la section Lebreton (11° Compagnie) se défend avec une ardeur magnifique, avant d'être entièrement détruit.
Depuis le début de l'attaque, une trentaine d'avions tournent au-dessus de Fay, sans pourtant laisser tomber de bombes; l'aviation ennemie est maîtresse du ciel; l'on ne voit pas une cocarde française. Les pilotes allemands piquent et virevoltent.
A 5 heures du matin, au moment où le bombardement est intense, le capitaine Dorange, commandant la 10° Compagnie, sort pour aller visiter ses hommes sur leurs positions de combat. Sa tournée est presque achevée. Il arrive dans la cour de la grande ferme, derrière l'église, où se tient avec le groupe de mitrailleuses du sergent Bernard, la 4° section de la 10° Cie (lientenant Bernard). Il demande au sergent où il a placé son F. M. et raccompagne vers l'endroit où l'arme a été mise en position. A ce moment Dorange tombe; un gros éclat d'obus lui a déchiré le flanc, affreusement; un autre éclat l'atteint à la tête, au-dessus de l'orbite, et entre dans le crâne; en quelques secondes Dorange meurt.
La disparition de ce brave soldat est une grande perte à tous égards; Dorange était un officier d'élite; une âme ardente et généreuse. Il avait dit à l'aumônier du 41°, quelques jours plutôt: (Vous verrez; je n'en reviendrai pas; mais les Boches ne m'auront pas vivant !)
Aussitôt le lieutenant Le Moal prend le commandement; il va faire preuve d'un admirable sang-froid et d'un grand courage, dans ces heures tragiques.
De tout cela, on ne sait rien au P. C. du Régiment, parce que Fay est déjà complètement entouré. Les coureurs, les munitions, le ravitaillement, rien ne peut plus passer. On ne peut communiquer que par radio avec le P. C. du 41°. Par la droite, un millier de chars ennemi a envahi la plaine, par la gauche les vagues d'infanterie déferlent autour de Foucaucourt et d'HerleviIIe. Les hommes de la 10° Compagnie assistent à ce défilé.
Il Y a bien un code secret, mais il est si restreint qu'on ne peut donner à peu près aucun renseignement. Même le mot de repli n'y est pas prévu, parce qu'il est prescrit de tenir à tout prix sur les positions, sans songer à se retirer. A VermandoviIIers, on sait seulement que Fay tient toujours. Il est émouvant de penser que, toutes les heures, jusqu'au matin du 7 juin, arrivera au P. C. du Colonel ce message incessamment
répété : Nous tenons toujours, mais envoyez des renforts, des vivres, des munitions. On ne pouvait envoyer de renforts; il n'y avait pas un homme disponible; quant aux munitions, elles manquaient aussi. On sait pourquoi.
Quelle ne fut pas la tristesse de nos braves camarades, encerclés par l'ennemi, de ne rien recevoir pendant ces trois jours, et enfin, à 2 heures du matin le 7 juin , de ne plus percevoir la voix amie qui, jusqu'alors, avait du moins répondu à leurs appels angoissés !
Jusqu'à 7h30, il y a peu de pertes dans le secteur ouest, à la 4° section: un mort avec un ou deux blessés.
Les balles traceuses de l'ennemi font une multitude de sillons de feu.
En revenant au groupe du sergent Soulard, le lieutenant Bernard trouve les hommes à leurs postes, couverts de plâtre et d'ardoises: à la lettre, la maison leur tombe sur le dos; mais ils y demeurent.
En traversant la cour pour aller voir les mitrailleurs, un obus l'atteint, au beau milieu de son bond. La blessure est grave. Sous le bombardement qui continue, les brancardiers viennent le chercher. Le brancardier Duval, un excellent garçon, parfait soldat et parfait chrétien, a un geste magnifique.
Le lieutenant Bernard le raconte en ces termes:
« Le geste du brancardier Duval qui me transportait, et s'est jeté sur moi pour me protéger quand lui et son camarade ont dû poser le brancard à terre sous une rafale, ne s'effacera pas de ma mémoire, pas plus que le dévouement attentif du docteur Renaud pour ses blessés. »
Deux heures après, Bernard est pansé au poste de secours; il est maintenant sur une civière, la jambe dans une gouttière. Il y restera jusqu'au 7 juin.
Dans l'après-midi du 5 juin, le bruit de la fusillade s'accroît, à la gauche de la 10° Compagnie, lui donnant un instant le faux espoir d'une contre-attaque française. Il s'en faut bien ! Ce sont les Allemands qui commencent à tirer sur les maisons avec des obus antichars, car ils se sont rendu compte que les balles de mitraillettes sont sans effet. Des obus explosent maintenant dans les maisons. 4 hommes du groupe Soulard sont blessés par un projectile.
Au crépuscule, on vient apporter au caporal mitrailleur Chareaudeau et à son groupe l'ordre de s'établir dans le centre du point d'appui, pour éviter qu'ils ne soient encerclés pendant la nuit. Ils transportent donc leurs pièces et toutes leurs munitions, de l'étable de la grande ferme dans une maison d'habitation, à environ 200 mètres en arrière, et à 30 mètres sur la gauche de l'église. Une petite maison toute neuve de 4 pièces, dont ils percent les murs en direction de l'ennemi; ils y mettent leurs pièces en position couchée.
Ils établissent une garde sévère à laquelle participent les sapeurs du Génie qui n'ont pu rejoindre leur Compagnie.
Car Fay est complètement enveloppé. Ceux qui ont essayé de passer ont été tués, ou blessés, ou sont revenus.
A Fay, la tombée de la nuit apporte un peu de calme. A la faveur des ténèbres, les infirmiers vont chercher de l'eau dans la ferme belge et font du café pour les blessés. Les infirmiers ne sont pas seuls à tenter ce dangereux ravitaillement. D'autres groupes de la 10° les imitent, sous la protection du groupe de combat du sergent Bernard qui prend position entre la barricade sud de Fay, au contact immédiat de l'ennemi. Jusqu'à minuit, les hommes se glissent les uns après les autres jusqu'à l'entrée de la ferme où se trouvait la borne-fontaine alimentée par un grand réservoir installé dans l'un des bâtiments d'exploitation.
Le point d'appui n'est pas entamé, pas plus que Foucaucourt, Soyécourt, Herleville, Vermandovillers. Partout nos hommes offrent une magnifique résistance.
Défense du secteur nord de Fay.
Le secteur nord de Fay est défendu par la 1° section (lieutenant Le Moal). Un canon de 25 a été mis en position, à la pointe du village, dans ce secteur, pour faire face aux engins blindés qui pourraient venir de Dompierre et Assevillers, distants le premier de 2 kilomètres, le second de 2,8 km au nord-est. Les deux routes convergent à l'entrée de Fay, et n'en font plus qu'une qui forme la limite est du village, pour descendre sur Estrées-Deniécourt.
Le 1° groupe (sergent Bernard) occupe une tranchée, à l'angle sud de la route d'Assevillers; le 2° groupe (sergent Joly, caporal Gandon) l'angle constitué par les routes Dompierre-Assevillers; le 3° (caporal-chef Launé, caporal Le Bahers) une tranchée, en avant des dernières maisons. Le P. C. de la section est dans la ferme, à la pointe de Fay. Un léger réseau de barbelés, au nord et à l'est, couvre la section.
Dans cette partie du point d'appui, la nuit du 4 au 5 juin avait d'abord été calme. Le violent bombardement, à l'aube, ne fait pas de victimes. Les avions allemands se contentent de lancer leurs fusées. L'infanterie est arrêtée par le tir des fusils, des armes automatiques, et du mortier de 60, placé en arrière de la forge Louis. Jean Quiviger, agent de transmission de Le Moal, et observateur, déclare dans son compte rendu que, dans le secteur de la 1° section, les Allemands ne purent approcher à moins de 150 ou 200 mètres
de nos positions. Ici, en effet, le champ de tir était excellent; il n'y avait pas pour l'ennemi de couvert sérieux. Nos F. M. et les fusils tiraient sans arrêt. Le lieutenant Le Moal dirigeait lui-même le tir du F. M. du 3° groupe en position devant une fenêtre de la ferme; le tireur Le Roux, les servants Hervy, Mével, Pellas, pendant des heures, vident sur l'ennemi leurs caisses de cartouches.
En voyant l'ampleur de l'attaque, la première impression des hommes fut que la bataille était probablement perdue; tous pourtant gardaient beaucoup de calme et de sang-froid.
Quand l'attaque est à peu près enrayée, l'espoir revient dans les cœurs : « C'est avec plaisir, note Quiviger, que l'on entendait le crépitement des F. M. et des mitrailleuses. »
Vers 7 h 30, le matin du 5 juin, les munitions commencent malheureusement à faire défaut. On va en chercher au P. C. de la Compagnie.
Le canon de 25 arrête coup sur coup un petit tank et 2 camions qui venaient par la route de Dompierre.
Mais bientôt il y a des blessés. Un des hommes du canon de 25 reçoit un éclat dans les reins. Puis Jean Quiviger, qui se trouvait dans le grenier pour ses observations, est blessé légèrement au visage. Il s'installe à une fenêtre pour tirer au fusil sur les fantassins allemands; il est presque aussitôt atteint par une balle explosive à l'épaule. C'est seulement dans l'après-midi qu'il pourra être transporté au poste de
secours. La bataille continuait, dit Quiviger, mais avec beaucoup plus de pertes pour les Allemands que pour nous.
Parmi les blessés qu'il vit arriver au poste de secours Quiviger cite: Jézéquel, de la 4° section; le caporal-chef Launé de la 1°, le sergent Soulard, de la 4° ; le caporal Olivier, de la 7°, Derrien, du canon de 25, de la C. A. 3; Levenez, de la 3°, qui mourut dans la nuit, et François Henry, qui expira le 9 juin à l'hôpital Henri-Martin, de Saint-Quentin.
Le lieutenant Le Moal, ayant pris le commandement de la 10° Compagnie, est remplacé à la tête de la 1° section par le sergent-chef Sébileau.
La 1° section tiraille jusqu'au soir. A la nuit, Le Moal lui donne l'ordre d'évacuer la ferme, trop en pointe, et de s'installer dans les maisons, et autour des maisons, en arrière, notamment dans la forge Louis. A peine l'ordre est-il exécuté, que le bombardement redevient intense. Le 2° groupe, qui doit creuser ses trous, se trouve pris sous les bombes et les obus, à découvert. Alain Le Bihan et Le Mouël sont atteints, le premier très grièvement.
Notons encore cette remarque importante de François Quiviger : la 1° section, qui n'est pas attaquée sur sa droite, dirige plutôt ses feux vers le nord-ouest, pour soutenir la 4° section.
Ajoutons encore à l'actif du canon de 25 du secteur nord, la destruction de 3 auto-mitrailleuses venant de Dompierre.
Défense du secteur est de Fay.
La section de l'adjudant Dugast (2°) est établie dans le cimetière de Fay, long de 30 mètres environ, et large de 15; ce cimetière est fermé à l'est par un rideau d'arbres, le champ de tir est vaste de tous les côtés; à l'est il faut se poster à une vingtaine de mètres sur la petite crête pour avoir une bonne vue. Dugast est donc à droite de la grande route, au carrefour du chemin qui conduit à l'église; il flanque le P.C de Compagnie et le poste de secours installés dans le triangle formé par les deux routes. Deux mitrailleuses de la 1° section de la C. A. 3 appuient ses voltigeurs.
Au petit jour, le 5 juin, le cimetière est violemment bombardé, par obus de 150 surtout. Les chars, les autos blindées apparaissent dans le secteur est. Les mitrailleurs préparent leurs cartouches perforantes. L'artillerie allemande ayant arrêté son tir, le caporal mitrailleur Daniel Poirier, et son chargeur Le Mauff, profitent de ce répit pour grimper dans un arbre du cimetière et examiner les alentours. Des side-cars
sont arrêtés sur la route d'Assevillers (route de Péronne). Poirier fait pointer une mitrailleuse et commande le tir au moment où les conducteurs vont reprendre leurs machines. Trois d'entre elles ne repartiront pas.
Vers 14 heures, l'adjudant Dugast donne l'ordre d'installer une mitrailleuse sur la petite crête à 20 mètres à l'est du cimetière, pour prendre de flanc les Allemands qui attaquent le 1° Bataillon du 117°, à Estrées. Le caporal Poirier, les mitrailleurs Henri Huet et Joseph Le Mauff, s'y transportent en rampant, et vident une caisse entière de cartouches sur une nouvelle section ennemie qui vient de descendre des camions. Cela fait, ils retournent à leur position normale. Arrivé à son emplacement, Daniel Poirier reçoit une balle
dans la hanche.
Quelques minutes après, des Allemands se montrent à la crête; sont aussitôt couchés par un F. M. de la section Dugast.
Pendant ce temps, le tir des mortiers ennemis a repris. C'est a ce moment que les brancardiers de la 10° Compagnie viennent relever Poirier pour le porter au poste de secours. Poirier, aussi bien que Quiviger et Chareaudeau, se plaisent à signaler le courage extraordinaire des brancardiers. Le caporal-chef Lécrivain et Duval font l'admiration de tous.
La journée du 5 juin s'achève; derrière Fay, à gauche, le 41° tient toujours solidement Foucaucourt, Soyécourt; mais à droite, le 117° d'Estrées, Deniécourt, Belloy et Berny a succombé, submergé sous le flot puissant de deux divisions Cuirassées; à l'extrême droite, le 22° Étranger s'oppose farouchement à l'avance ennemie dans son secteur de Fresnes-Marchelepot . . .